‘Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?' Ainsi Charles Baudelaire, dans sa Lettre à Arsène Houssaye, annonce-t-il son projet créatif, à l'origine de la genèse du Spleen de Paris : son œuvre, résolument, se posera à l'opposé des figures poétiques traditionnelles – dont il reprend néanmoins la forme la plus célèbre en sous-titre, à savoir le poème –, pour n'obéir qu'à un seul et unique mot d'ordre : la fluidité.
Or, selon le critique Antoine Emaz : « Dans le mouvement d'écrire, il y a une double force : élan et frein, lâcher et serrer, risquer et crisper, libérer et contraindre… Un poème s'écrit à travers ces oppositions ; la force est à la fois contrôlée et sans maître, de façon variable… Celui qui écrit sait et ne sait pas écrire, à la fois. Sinon, il vaut mieux ne pas parler d'un poème, mais d'un exercice amusant ou précieux, voire d'une simple fuite de mots. » Le titre de poème ne serait donc mérité que dès lors que l'écriture est à la fois libre mais freinée, audacieuse, mais bridée, comme si la poésie ne pouvait se construire qu'à la faveur d'une opposition entre un lyrisme exalté et une volonté de maîtrise sans laquelle toute production ne serait qu'une ‘fuite de mots'. Charles Baudelaire se serait donc fourvoyé en nommant son œuvre de la sorte, son projet allant à l'encontre du modèle dont il prétend relever…
Mais en est-il réellement ainsi ? Le Spleen de Paris ne propose-t-il pas une esthétique à part uniquement dans la mesure où il ne serait que la projection de la manière d'être au monde, altérée, de son auteur ? En ce cas, quoique modifié, le paradoxe entre une écriture libre et freinée tout à la fois pourrait continuer à exister… Car si les Petits poèmes en prose semblent dans un premier temps n'être qu'une simple fuite de mot bien éloignée de la poésie dont ils se réclament, ils pourraient en réalité présenter une esthétique poétique nouvelle leur étant propre, et permettant à leur auteur d'exprimer le malaise de son âme.
[...] Même lorsque des détails macabres y sont évoqués, ils ne tuent pas la poésie car la musicalité des vers, la légèreté du style, le jeu sur le rythme et les sonorités parviennent à dépasser les différentes images Aussi est-il pour le moins surprenant de voir ce même poète publier Le Spleen de Paris, dont le sous-titre précise la forme stylistique, à savoir le poème en prose. En effet, ce recueil n'est pas, loin s'en faut, un ouvrage poétique au sens classique du terme. Aucun vers, aucune strophe dans ce recueil : au premier abord, il semble réellement que nous soyons face à ce qu'Emaz nomme une simple fuite de mots. [...]
[...] Et quelle place les propos d'Antoine Emaz peuvent-ils tenir ici ? En réalité, il apparaît que sa définition est toujours valable pour le projet étrange constitué par les Petits poèmes en prose car de nouvelles formes d'oppositions, de nouveaux contrastes entre une écriture à la fois libre et freinée. Ainsi, quoique, comme nous l'avons vu, l'œuvre repose sur une narration rigoureuse et sur des descriptions détaillées, l'écriture de Baudelaire demeure très freinée, presque pudique ; s'il est effectivement question de dépeindre sans concession le quotidien et son lot d'absurdités et d'atrocités, en revanche jamais l'auteur ne se départit d'une certaine pudeur conférant à l'ensemble de son œuvre un caractère bien plus maîtrisé qu'il n'y paraît en première instance : chaque poème est infiniment suggestif, réussissant en conséquence, à la faveur d'une dissonance entre la violence des images proposées et la retenue avec laquelle elles sont abordées, à être poétiques, et cela au-delà de la trivialité des images parfois évoquées. [...]
[...] Sinon, il vaut mieux ne pas parler d'un poème, mais d'un exercice amusant ou précieux, voire d'une simple fuite de mots. Le titre de poème ne serait donc mérité que dès lors que l'écriture est à la fois libre mais freinée, audacieuse, mais bridée, comme si la poésie ne pouvait se construire qu'à la faveur d'une opposition entre un lyrisme exalté et une volonté de maîtrise sans laquelle toute production ne serait qu'une ‘fuite de mots'. Charles Baudelaire se serait donc fourvoyé en nommant son œuvre de la sorte, son projet allant à l'encontre du modèle dont il prétend relever Mais en est-il réellement ainsi ? [...]
[...] Il ne s'agit à l'évidence pas là de donner un substitut à la poésie versifiée, en offrant un simulacre de prose derrière lequel, à la faveur de rimes internes par exemple, le vers a tôt fait d'être retrouvé. Ce qui explique que la première lecture des Petits Poèmes en prose laisse une impression d'incompréhension plutôt désagréable. Ne retrouvant pas dans les poèmes la magie recherchée ni les critères esthétiques habituels de la poésie, le lecteur se sent quelque peu déconcerté. Il éprouve le plus souvent un sentiment de déception et d'amertume ; une question le préoccupe tout particulièrement : où est passée la poésie, en quoi ce recueil est-il poétique ? [...]
[...] Loin d'être un échec poétique, les Petits poèmes en prose doivent en fin de compte être considérés comme une poésie de l'échec, traduisant l'état d'âme du poète, son humeur, son pessimisme total. Dominé par son ennui, étouffé par le Spleen, le poète n'a plus goût à la vie. Cette absence de foi, cette absence de ‘saveur' de la vie se marque par l'absence de saveur dans la poésie, par l'absence de lyrisme. Chaque poème reflète l'âme malade du poète, son amertume profonde et surtout porte les marques d'une esthétique nouvelle qui cherche à éclore, d'une nouvelle poésie qui naît des cendres de l'ancienne. [...]
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