En 1656, Corneille débute une entreprise de relecture et d'amendement de la totalité de son œuvre en vue d'une publication définitive. Les Discours sur le poème dramatique sont écrits à cette occasion et placés en tête de chacun des trois volumes de ses œuvres complètes. Ces discours pourraient passer pour l'ultime justification d'un dramaturge vieillissant, blessé par l'échec de sa dernière tragédie, Pertharite. Mais moins qu'une œuvre de défense, ils sont une œuvre de combat dirigée contre trois interlocuteurs privilégiés : d'Aubignac, l'Académie Française, et, en premier lieu, Aristote.
En 1657, l'abbé d'Aubignac publie La pratique du théâtre : nous pouvons juger que le titre ne convenait guère à l'ouvrage, puisque l'auteur se prévalait principalement d'une connaissance théorique de son sujet. Il n'avait écrit que deux tragédies en prose (Zénobie, Cyminde) dans les années 1640, qui toutes deux furent un échec retentissant. Un spectateur spirituel déclara à propos de Zénobie : « Je sais gré à Monsieur d'Aubignac d'avoir si bien suivi les règles d'Aristote, mais je ne pardonne pas à Aristote d'avoir inspiré à Monsieur d'Aubignac une si méchante pièce ». L'ouvrage ne pouvait donc revendiquer la légitimité d'un auteur couronné par le public, au contraire de Corneille. La pratique du Théâtre lui faisait une place importante, mais quoique d'Aubignac y tienne un discours flatteur sur ses pièces, il les traite principalement comme un réservoir d'exemples pour appuyer ses propres théories, et s'autorise même à réécrire certains de ses dénouements, selon une pratique d'hypertextualité indissociable de la métatextualité jusqu'à l'apparition de la critique moderne à la fin du dix-huitième siècle, qui scindera ces deux gestes intertextuels. Cette publication incite Corneille à prendre à son compte le projet du théoricien, et à rédiger un ouvrage théorique nourri d'une longue expérience de son sujet, de surcroît couronnée par le succès. Ses règles sont en effet tirées de l'expérience acquise par l'écriture et la confrontation de ses œuvres avec le public, et fondent à posteriori ses Poèmes dramatiques en leur donnant un socle théorique.
En 1637, la première représentation du Cid déclenche la fameuse querelle qui oppose la récente Académie Française au jeune Corneille. L'un de ses premier détracteurs est le dramaturge Georges Scudéry, qui énonce de nombreuses critiques portant aussi bien sur le sujet, le respect des règles du poème dramatique (par exemple, la vraisemblance éthique, ou bienséance, est foulée dans la mesure où il est invraisemblable qu'une fille d'honneur épouse le meurtrier de son père) que sur la conduite de l'intrigue et les emprunts au modèle Espagnol (Les exploits de jeunesse du Cid, Las mocedades del Cid, de Guilhem de Castro). Surtout, la pièce est condamnée en raison de ses manquements à l'utilité morale, finalité supposée nécessaire aux poèmes dramatiques : Chimène regrette plus la perte de son amant que celle de son père, et finit par l'épouser au dernier acte. Malgré les propositions formulées par l'Académie dans ses Sentiments sur Le Cid, principalement rédigés par Jean Chapelain, en 1637, Corneille conserve son dénouement à caractère immoral, qui pêche donc contre la prétendue utilité du théâtre. En effet, il écrit dans le Premier discours à propos de Rodrigue (pages 74-75 de l'édition Garnier Flammarion): « Bien qu'il ait de l'amour, il n'est point besoin qu'il parle d'épouser sa maîtresse quand la bienséance ne le permet pas, et il suffit d'en donner l'idée après en avoir levé tous les empêchements, sans lui en faire déterminer le jour ». La séparation n'aura donc pas lieu entre les deux amants, et l'immoralité prétendue du mariage entre une jeune fille et le meurtrier de son père est assumée par Corneille.
Enfin, les Discours sur le Poème dramatique établissent un constant dialogue avec Aristote, et tout particulièrement avec sa Poétique : l'indépendance de Corneille éclate d'autant mieux qu'il pose à la fois l'universalité des principes Aristotéliciens et la nécessité de les interpréter librement en fonction des exigences du théâtre moderne. Dans la mesure où Aristote est le seul interlocuteur qui soit explicitement nommé (au contraire de Chapelain et d'Aubignac), Corneille érige les Discours sur le poème dramatique en Poétique concurrente à la Poétique.
La question de l'utilité est au cœur de ce débat théorique, dans la mesure où elle ouvre le tout premier Discours et se trouve posée plus spécifiquement, dans le second, à propos de la catharsis dans le genre de la Tragédie. Par cette expression, « utilité », il faut entendre le profit moral et la réforme de conduite que le spectateur est censé retirer du spectacle des vertus couronnées, des vices punis, des exemples à suivre, sinon des effets purgatoires de la terreur et de la pitié. Cette question devient éminemment problématique au sein de l'argumentation des Discours, dans la mesure où Corneille place au fondement de tout Poème dramatique, qu'il soit comique, tragique, ou tragi-comique, une règle unique d'où découleront toutes les autres : la règle de plaire au spectateur, en conformant son art à ses attentes, ses goûts, ses mœurs, ce qui implique une historicité des règles, et par conséquent, une nécessaire mise à distance de l'autorité indiscutée d'un texte antique comme la Poétique.
Partant de ce principe fondamental, le problème de Corneille, et celui que nous envisagerons en étudiant ses deux premiers Discours, est d'envisager pratiquement comment le dramaturge doit procéder pour subordonner l'utilité morale du théâtre à la finalité propre du Poème dramatique, qui est de plaire au spectateur.
Etudiant cette question dans les deux Discours, nous nous efforcerons de différencier les intentions argumentatives distinctes du théoricien Corneille : s'il s'agit pour lui dans le Discours de l'utilité et des parties du poème dramatique d'envisager comment procéder pour introduire les utilités du théâtre dans le Poème dramatique, une fois reconnue leur subordination fondamentale à la règle de plaire au spectateur, le Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire aborde le problème de la catharsis pour en démontrer l'existence incertaine, avant de scinder ses deux effets supposés, terreur et pitié, et de n'en retenir que la seconde.
A travers cette problématique de l'utilité du théâtre, nous verrons comment Corneille distingue sa théorie du théâtre de celle de la Poétique, et comment il réunit la figure du dramaturge symbolisée par Sophocle et celle du théoricien exemplifiée par Aristote dans une seule et même personne : la sienne.
[...] La première utilité du théâtre : les Sentences et instructions morales Une fois acceptée la proposition que l'utile peut se joindre de manière contingente à l'agréable, Corneille envisage les procédés techniques pour y parvenir. En ceci, il répond peut-être indirectement au traité d'Aubignac La pratique du Théâtre, dans la mesure où il présente une réflexion de praticien de la dramaturgie, et non des considérations spéculatives séparées de toute expérience concrète de la scène. Le premier de ces moyens est l'insertion de Sentences et instructions morales qu'on y peut semer presque partout Cependant, il faut noter immédiatement quelles restrictions Corneille impose immédiatement à la réalisation de ce principe. [...]
[...] L'association contingente de la notion de plaisir et de la notion d'utilité La question de l'association du plaisir et l'utilité fait l'objet d'une argumentation subtile par Corneille. Il ne s'agit pas pour lui de nier que l'art, qui a pour principale fonction de plaire, n'ait pas également pour effet d'instruire le spectateur : ( ) il est impossible de plaire selon les Règles qu'il ne s'y rencontre beaucoup d'utilité Mais il faut bien voir dans la suite de son argumentation qu'il ne considère jamais que l'instruction puisse occuper la place de la notion de plaisir, c'est-à-dire la place de finalité propre du Poème dramatique. [...]
[...] Surtout, la pièce est condamnée en raison de ses manquements à l'utilité morale, finalité supposée nécessaire aux poèmes dramatiques : Chimène regrette plus la perte de son amant que celle de son père, et finit par l'épouser au dernier acte. Malgré les propositions formulées par l'Académie dans ses Sentiments sur Le Cid, principalement rédigés par Jean Chapelain, en 1637, Corneille conserve son dénouement à caractère immoral, qui pêche donc contre la prétendue utilité du théâtre. En effet, il écrit dans le Premier discours à propos de Rodrigue (pages 74-75 de l'édition Garnier Flammarion) : Bien qu'il ait de l'amour, il n'est point besoin qu'il parle d'épouser sa maîtresse quand la bienséance ne le permet pas, et il suffit d'en donner l'idée après en avoir levé tous les empêchements, sans lui en faire déterminer le jour La séparation n'aura donc pas lieu entre les deux amants, et l'immoralité prétendue du mariage entre une jeune fille et le meurtrier de son père est assumée par Corneille. [...]
[...] Commentaire du Discours de l'utilité et des parties du poème dramatique et du Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire La notion de plaisir comme finalité propre du Poème dramatique Dès l'incipit du Premier discours, Corneille poursuit un but argumentatif fondamental qui consiste à soumettre la nécessité des règles du théâtre, et donc la formulation des fameuses unités de temps, lieu, sujet, bienséance et vraisemblance, à la seule notion de plaisir. [...]
[...] L'utilité n'est donc pas une fin propre du poème dramatique, mais une composante subordonnée à la notion de plaisir et qui peut lui être associée d'une manière contingente. Énonçant ce principe, Corneille reste fidèle à ceux qu'il avait énoncés en 1641 dans l'Épître dédicatoire de la Suite du Menteur : ( ) Pour moi, j'estime extrêmement ceux qui mêlent l'utile au délectable, et d'autant plus qu'ils n'y sont pas obligés par les règles de la poésie, je suis bien aise de dire d'eux avec notre docteur (Horace) : Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci (Il a pleinement atteint son but celui qui a joint l'utile à l'agréable) Mais je dénie qu'ils faillent contre ces règles, lorsqu'ils ne l'y mêlent pas, et les blâme seulement de ne s'être pas proposé un objet assez digne d'eux, ou, si vous me permettez de parler un peu chrétiennement, de n'avoir pas eu assez de charité pour prendre l'occasion de donner en passant quelque instruction à ceux qui les écoutent, ou qui les lisent : pourvu qu'ils aient trouvé le moyen de plaire, ils sont quittes envers leur art, et s'ils pèchent, ce n'est pas contre lui, c'est contre les bonnes mœurs, et contre leur auditoire ( Ainsi, joindre l'utile à l'agréable est un mérite supplémentaire pour l'œuvre, mais non une nécessité pour le dramaturge qui ne va pas à l'encontre des règles s'il se dispense de le faire. [...]
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