Dans son introduction à Modeste Mignon pour l'édition Folio, Anne Marie Meininger fait cette remarque à propos du portrait de l'héroïne de Balzac :
« Ce portrait est l'un des plus longs de La Comédie Humaine et, à bien y regarder, il cherche à cerner autant qu'à faire admettre, à force de traits extrêmement travaillés,
parfois singuliers, une personnalité féminine hors du commun » .
Ce portrait et cette « personnalité féminine hors du commun » feront l'objet de notre travail. Par portrait nous entendrons la description de l'apparence physique de Modeste, c'est-à-dire sa prosopographie complète aussi bien que les notations éparses à ce sujet. Mais nous considèrerons également l'éthopée de la jeune fille, c'est-à-dire la somme des informations délivrées par le narrateur sur le caractère de son personnage. Le premier problème que nous aurons à résoudre sera de déterminer le champ de notre étude : la totalité du roman, ou bien une part plus réduite du texte correspondant à une phase préparatoire à l'action proprement dite. La réponse à cette question dépend d'une définition préalable de la fonction du portrait dans une œuvre littéraire. Soit le portrait, au sens d'éthopée et de prosopographie à la fois, est constitué par la somme des traits caractéristiques du personnage définis tout au long du texte. En ce sens le portrait est la représentation globale du personnage, telle qu'elle apparaît dans l'ensemble de l'œuvre. Ou bien le portrait est ce moment de caractérisation psychologique et physique qui précède l'action, qui a pour fonction d'ancrer dans l'esprit du lecteur une image du personnage, et d'annoncer proleptiquement la suite des évènements. En effet, Robbe-Grillet l'a bien montré dans Pour un nouveau roman , le caractère des personnages Balzaciens est constitué en amont de l'action, et celle-ci apparaît comme la conséquence nécessaire et logique de leurs individualités définies à l'avance. Puisque la psychologie Balzacienne fait de la description physique et morale un acte préparatoire à l'action elle-même, nous nous rangerons au second parti : c'est-à-dire que nous étudierons le portrait de Modeste jusqu'au moment où celle-ci commencera à agir sous les yeux du lecteur. Or, quel est ce moment précis ? Si l'on mesure l'écart ironique entre le prénom de la jeune fille et son comportement (Modeste agit effectivement de manière « immodeste » en écrivant à Canalis), alors nous pouvons penser que son portrait a pour principale fonction de rendre vraisemblable un geste de cette nature, sinon de prévenir la possible dégradation de Modeste dans l'esprit du lecteur. Par conséquent, nous étendrons notre étude jusqu'à la fin du chapitre XIII, page 87 : c'est au chapitre suivant que Modeste envoie sa première lettre au poète, c'est-à-dire qu'elle agit pour la première fois dans ce roman, où, jusqu'alors, elle n'avait été que la victime inconsciente du piège tendu par Dumay.
[...] En somme, ce portrait détourné du caractère de Modeste ne nous dit encore rien sur elle : il a plutôt un rôle de justification rétrospective de ce qu'est devenue Modeste. A ce titre, il est plutôt destiné au lecteur de second degré c'est-à-dire au lecteur qui revient sur le texte qu'il a déjà parcouru pour en comprendre les mécanismes. En revanche, le lecteur de première catégorie - celui qui accompagne le récit sans retours critiques- ne pourra comprendre de quelle manière le milieu du Havre a joué dans la constitution du caractère de Modeste, déchiré par la dualité entre la Fantaisie et la Réalité L'attente créée par le portrait des autres personnages Si nous faisons une brève incursion en dehors de notre objet d'étude, nous verrons que le portrait des autres personnages du roman génère une attente qui sera précisément bousculée par celui de Modeste. [...]
[...] Dans la mesure où le clerc de Monsieur Latournelle vénère Modeste, qu'il est son familier, et que la souricière de Dumay a demandé du temps avant d'être mise en place, il semble peu compréhensible que Butscha ignore la cause de ces étranges préparatifs. Balzac ne privilégierait-il pas l'effet de suspens et la curiosité du lecteur aux dépens de la cohérence de son univers romanesque ? Modeste Mignon, page 42. Modeste Mignon, page 43. Ibid, page 44. Modeste Mignon, page 48. [...]
[...] Modeste Mignon, page 51. Modeste Mignon, page 52. En effet, le narrateur met en place un jeu subtil qui consiste à délivrer plus d'informations qu'il n'est nécessaire à la compréhension des évènements, ou au contraire à n'en pas donner suffisamment. Tel est le cas de l'appareil explicatif du piège tendu à Modeste par Dumay, qui délivre des informations contingentes pour son intelligibilité : pensons à la description de chalet, au commencement du chapitre 3.Et tel est le cas, a contrario, de la correspondance de Modeste et La Brière, amputée de onze lettres par le narrateur alors que celles-ci eussent été, de son propre aveu, utiles à la compréhension du caractère de la jeune fille : ( ) dans les lettres supprimées pour éviter les longueurs, un connaisseur eût admiré la réserve pudique et gracieuse que Modeste avait promptement substituée au ton agressif et léger de ses premières lettres, par une transition assez naturelle à la femme (Page 203). [...]
[...] Étudiant le portait de Modeste, nous prendrons garde à ne pas ignorer son caractère volontairement paradoxal et déroutant. En effet, l'auteur ne le fait pas conformément à l'horizon d'attente du lecteur, puisqu'au lieu d'intervenir comme un préalable à l'entrée en scène du personnage, nous verrons que non seulement il est singulièrement décalé dans le texte, mais encore qu'il est fragmenté en plusieurs séquences. Ainsi nous pourrons constater qu'il est traité au même titre que le reste du contenu informatif présenté par le narrateur pour l'intelligibilité de l'action, c'est-à-dire qu'il est divisé, réparti, distillé, morcelé autour de la scène centrale du premier mouvement du texte, c'est-à-dire le piège de la souricière tendu par Dumay pour découvrir si Modeste a un amant. [...]
[...] Pour quelles raisons le narrateur nous refuse-t-il aussi ostensiblement une description qu'il s'est évertué à nous faire attendre ? Cette absence de portrait s'explique peut-être, tout d'abord, par un désir d'ordre ludique de la part du narrateur : il s'agit pour lui de jouer à décevoir les attentes du lecteur qu'il a lui-même contribué à susciter, à la manière de Diderot dans Jacques le Fataliste. Nous attendons le portrait de Modeste introduit par ces regards curieux, mais Balzac nous parle des regards eux-mêmes au lieu de décrire leur objet. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture