Attribuer la qualité de contre-nature aux agissements de Cléopâtre et Lady Macbeth, c'est en faire des personnages limites, des contre modèles littéraires. Dans un premier mouvement ces personnages semblent littéralement se détacher de la Nature, ce qui pousse le lecteur à se demander en quels termes l'exemplarité des personnages peut-elle se poser. Comment s'inscrit alors "la grandeur d'âme" de ces deux personnages tragiques? Et quelle en est leur force à la fois esthétique et éthique?
[...] Elles sont à la fois reflet des désirs de Macbeth, et prophétie de son devenir. Leur fonction est ambiguë et nous pousse à déceler un double inhérent au fantasmagorique, le fantasmatique, l'expression de désirs naturels, propres à l'homme. Ainsi, "les ombres projetées par les personnages [ . ] du théâtre shakespearien se prolongent en des ténèbres plus denses; et la totalité du monde naturel fait partie de l'action", c'est alors que survient l'importance de l'artifice, car "l'art suprême du poète tragique consiste [ ] à mettre en pleine lumière les valeurs des parties en lutte, et à mettre en relief le droit intrinsèque de chaque personnage.» (Le tragique, Marc Escola) L'ambition, le désir, mais également la vie, la mort, le meurtre, le pouvoir, toutes ces passions s'entrechoquent, opèrent dans leur tumulte un renversement des valeurs. [...]
[...] La noirceur, le chaos, le sale dominent, enveloppent la pièce de Shakespeare, les sorcières de Macbeth ont projeté une inversion des valeurs, le hideux est beau, le beau est hideux, elles ont annoncé la fin de la différenciation des valeurs, le chaos approche. De même, seule la volonté de puissance de Cléopâtre semble prévaloir, préexister dans la tragédie de Corneille. Le désordre se manifeste dans le monde naturel, ainsi le faucon (diurne) qui est tué par la chouette (nocturne), les chevaux de Duncan qui s'entre-dévorent ne sont que les symboles d'un dérèglement, d'une inversion des valeurs. Le bon roi remplacé par une incarnation du mal, mais également un roi soumis à Lady Macbeth. [...]
[...] Et c'est une vérité qui jaillit, évidente, aveuglante. Lorsque les codes sont dépassés, lorsque l'éthique est transgressée, n'est-ce pas l'idée même de nature qui se dérègle ? se falsifie ? Le fantasmagorique est omniprésent dans l'œuvre de Shakespeare, que ce soit avec les sorcières, les spectres ou diverses apparitions fantomatiques. Il nous faut alors tenter d'en analyser la portée symbolique et dans un premier temps définir la fantasmagorie. La fantasmagorie est l'art de faire paraître des figures lumineuses au sein d'une obscurité profonde (Littré). [...]
[...] On observe une inversion hiérarchique, par exemple, Lady Macbeth reste au banquet alors que son mari, le roi, n'y assume pas sa place. La reine désexuée et le roi enfant constituent un couple stérile, une image de la contre-nature, également le meurtre de Duncan peut passer pour un parricide : s'il n'avait ressemblé à mon père j'aurais fait la chose Cléopâtre elle, nie l'amour, l'instinct maternel et même la jalousie de l'épouse bafouée. Il ne lui reste qu'une férocité exemplaire, l'amour du pouvoir qui la fait agir en stratège rusée et machiavélique, elle règne et veut régner de manière exclusive (comme Néron), elle tue et assume ses crimes. [...]
[...] Et c'est au théâtre de retrouver la notion d'une sorte de langage unique à mi-chemin entre le geste et la pensée de créer une métaphysique de la parole, du geste, de l'expression (Le théâtre de la cruauté, Artaud), c'est au théâtre de faire surgir Lady Macbeth à l'acte en pied entre éveil et songe, entre geste et parole. Inquiétante chimère qui mime de se laver les mains, qui répète la même phrase de façon compulsive ; attitude qui transfigure peut-être ce langage unique dont parle Artaud. Une sorte d'éloquence des gestes, la mort même dans les yeux éteints de la reine. Par ailleurs, Cléopâtre n'a aucune trace de remords ni de repentir. Elle sied dans un aveuglement bouillonnant, pragmatique. Elle reste, pour ainsi dire, magnanime dans le crime. [...]
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