« J'ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l'amour lorsqu'il craint de se montrer et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d'une de ces niches » déclarait Marivaux à d'Alembert. La Dispute, pièce en un acte, est une comédie dans laquelle amour et désir sont mis à l'épreuve. Pour savoir qui de l'homme ou la femme a été le premier infidèle, une expérience a été mise en place il y a dix-huit ou dix-neuf ans par le père du Prince : les résultats sont donnés à voir dans la pièce. Les enfants sortent de la demeure dans laquelle ils ont grandi et découvrent le monde, l'altérité, eux-même mais aussi pour ne pas dire surtout le désir sous plusieurs formes. En ce sens, on peut se demander si la découverte du désir de plaire n'implique pas, pour Eglé, la perte de l'innocence. La découverte est l'action à travers laquelle Eglé s'ouvre au monde, aux autres et prend conscience d'elle-même. Si elle était dans l'innocence au cours des premières années de sa vie, sortir de la maison lui permet d'appréhender la réalité extérieure, faite de quantité de nouvelles choses, en lui faisant perdre progressivement ce qu'elle avait auparavant : l'innocence. Sortir de la Nature la fait entrer de plein pied dans la Culture et la société en découvrant également les affres de celles-ci, notamment le désir et certaines de ses conséquences comme l'inconstance. Il y aurait donc une logique dans cette perte de l'innocence car causée par la découverte du désir de plaire.
Dans La Dispute, la question du regard est centrale dans les relations entre les personnages et se pose à différents niveaux pour Eglé selon qu'elle se focalise sur elle-même, qu'elle élargisse la perspective à l'Autre pour s'étendre enfin à « deux Autres » à mesure que la pièce progresse.
[...] Mitterand parle d'« échange de captivité consentie entre les personnages de La Dispute. C'est d'ailleurs ce qu'Eglé entend quand elle déclare au cours de la scène 6 : il est si beau, moi si admirable, si attrayante, que nous nous ravissons en nous contemplant. Derrière un premier sens plaçant le couple sur une satisfaction égale et partagée, on remarque cependant qu'Azor n'est qualifié que par un terme, si beau alors qu'Eglé s'adresse deux compliments, eux aussi renforcés par l'intensif si mais qui dans son cas se double d'une gradation ascendante entre admirable et attrayante Eglé est comme doublement plus désirable qu'Azor, surtout que l'emploi du pronom moi la met d'autant plus en avant par ses qualités. [...]
[...] Consécutivement à ses troubles de l'esprit, elle cherche à reconquérir Azor aux scènes 17 et 19 : elle lui demande des explications quand il lui dit qu'il est content qu'elle ne l'aime plus, puis souhaite vivement lui parler quand elle apprend qu'il a cédé son portrait à Adine. La double inconstance se manifeste donc dès l'apparition d'un nouveau personnage, formant de nouveaux couples. Cela peut être illustré par ce que A. Blanc[5] nomme la double trahison du don des portraits Le revirement d'Eglé se poursuit aux scènes 18 et 19 quand elle dit à Mesrin que si elle réussit à ravoir Azor elle ne l'aimera que davantage. [...]
[...] Culture et société prennent le pas sur la Nature, tout comme l'inconstance surpasse l'innocence. De fait, la coexistence entre le désir et la constance devient problématique pour Eglé à mesure qu'elle découvre la vie en société et qu'elle réalise la jouissance de vivre au sein d'un groupe mais aussi du monde. Le lexème plaisir devient la notion qui signale la socialisations du désir, faisant de celui-ci le fait du désir et de l'inconstance. Eglé se détache donc de l'innocence : elle veut être admirée et aimée. [...]
[...] Eglé est donc une figure du marivaudage au sens de stratégie de découvertes. L'observation de son reflet la mène à une transparence de soi-même à soi-même, mais aussi de soi- même à l'autre. En voyant son visage pour la première fois dans le reflet du ruisseau, elle perd son innocence originelle puisqu'à présent elle sait qu'elle existe, pour elle-même, par elle-même, dans ce corps, selon cette image. La médiation de Carise est cependant nécessaire pour réaliser que ce quelque chose qui habite dans le ruisseau qui est fait comme une personne (scène est son image. [...]
[...] Son étonnement face à cette quantité de nouveaux mondes (scène montre qu'il permet la perte de l'innocence mais aussi la perte de l'ignorance dans laquelle elle était maintenue par Carise et Mesrou. Ces deux états d'esprits, propres à la jeunesse en un sens, une fois dépassés et oubliés, permettent d'accéder à la connaissance, notamment en prenant conscience de soi en tant qu'individu unique. Eglé assiste de fait comme de l'extérieur à la formation de son Moi, comme si une coupure stylistique se produisait entre Moi et Là. [...]
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