Premier roman en langue française de l'écrivain martiniquais Raphaël Confiant, Le Nègre et l'Amiral est néanmoins l'aboutissement d'une longue réflexion sur la complexité de l'histoire coloniale et ses incidences sur la construction identitaire du sujet antillais, les relations entre les différentes classes sociales et « raciales » qui composent la communauté insulaire, les enjeux de la littérature, vraie vie capable de témoigner du réel, mais cherchant dans la fièvre le neuf langage portant la marque du génie créole.
C'est pourquoi le texte qui est publié en 1988 peut s'inscrire dans ce qu'il est convenu d'appeler une littérature d'escorte, dans la mesure où l'on y retrouve les problématiques qui seront développées dans Eloge de la Créolité, manifeste édité en 1989, sous la triple plume de Bernabé, Chamoiseau et Confiant . Trois nécessités sont, entre autres, mises en relief : le réveil de la mémoire collective, l'enracinement dans un espace-lieu-souche, l'appropriation volontaire de la langue vernaculaire ; car l'émergence d'un peuple suppose une histoire, une terre et un langage.
La question de la race sera donc reposée car elle a marqué de profonds stigmates la collectivité insulaire. Renvoyant à l'investigation anthropologique qui met au jour la naissance d'un racisme institué par la politique monarchique, elle permet aussi d'aborder le colorisme second qui s'est développé dans la population des métis biologiques et qui va influencer de manière négative la construction identitaire du sujet antillais. Cependant, le romancier se dégage bien vite de l'étroitesse de la question somatique pour envisager les conséquences du racisme et des stratifications phénotypiques intériorisés par les antillais : le complexe de couleur aboutissant en effet à un complexe culturel renvoyant à l'inanité et à la stérilité du noir, de son pays et de sa langue.
Le caractère impérieux d'un enracinement vernaculaire collectif, tenant compte de cette irrécusable diversité de couleurs, de cultures, de traditions, de pratiques habituelles s'impose à celui qui se réclame de la Créolité et s'interroge sur la pétrification de la création littéraire. En publiant en 1986 La Chronique des sept misères , Patrick Chamoiseau a ouvert une porte au possible et revivifié une manière du dire créole accessible à la communauté tout entière. Dès lors, Raphaël Confiant peut entamer un dialogue avec Aimé Césaire, l'un des chantres du mouvement littéraire de la Négritude qui a apporté les premières réponses au questionnement identitaire, et s'inspirant de la réflexion initiale d'Edouard Glissant, développer son analyse sur le problème de l'écriture dans sa spécificité ultra-marine.
[...] Cependant son mariage avec Blandine Duvert de Médeuil, qui ne fait l'objet d'aucune explication, ni d'aucun commentaire de la part du narrateur ou de l'un des personnages, peut avoir deux significations : Soit le mulâtre a été victime des blandices ou des mystères de la femme békée ? Toute la soirée, il se martela à l'esprit, sans même dévisager ses cavalières, cette noble résolution quand l'une d'elle, presque au finissement du bal, lui cogna le devant du pied tellement elle dansait avec gaucherie Soit, le mulâtre est victime de l'irrépressible subjugation coloniale qui le renvoie dans l'espace familialiste de proximité avec l'aïeul blanc : Enchanté ! fit Amédée, étonnée de tenir une femme békée dans ses bras. [...]
[...] L'Antillais est donc à la fois dans l'île et hors l'île. Son regard se porte toujours sur lui-même ou sur ses congénères avec une infinie dérision, escortée sans cesse d'une irrécusable honte, tandis que le héros est toujours l'Autre, blanc : . la race des nègres se haïssait elle-même à cette époque (on riait de la moindre apparition d'un acteur noir sur les écrans du Gaumont ou du Bataclan) elle préférait le français-banane au créole[9]. Il était un homme fini. [...]
[...] XXI. Le Nègre et l'Amiral, Op. cit., p.168. Ib. p Ib. p.13. Ib. p.175. [...]
[...] Ces contradictions se retrouvent encore au moment de la rupture avec Blandine. Alors qu'il l'a quittée pour aller vivre au Morne Pichevin, le départ de son épouse le laisse éperdu comme un enfant : Elle le planta là et claqua la porte d'entrée. Dans le demi-faire-noir du corridor, Amédée crut un instant qu'il allait fondre en larmes, il sentit ses genoux vaciller mais une sorte de vigoureuseté incontrôlable l'emporta. Il ouvrit la malle de livres, la renversa et en choisit deux : Werther et Jacques le Fataliste L'attitude du mulâtre est toute de contradictions conscientes et inconscientes. [...]
[...] Il était devenu un véritable homme, un homme bien planté dans sa culotte, qui pourrait l'aider à tenir la position et donner un morceau de pain à sa ribambelle de marmailles. Rigobert accepta son offre sans discussion [Rigobert] voulait rejoindre sa Carmélise et se mettre sous son aile protectrice car il avait en final de compte compris que son m'en-fous-ben était en réalité de la superbe sérénité [et que] seul le nègre qui a une bonne charge de sérénité peut espérer survivre dans ce monde-là.[20] Dans l'ultime page du roman, Confiant suggère, par l'image du couple reconstitué autour de la diversité des racines portées par les enfants, la Créolité qui se construit autour d'une culture vernaculaire représentée par le conte entamé par Rigobert dans l'espace symbolique de la case antillaise. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture