« Il s'agissait à l'époque de montrer en français que l'Algérie n'était pas française », déclare Kateb Yacine à propos de son roman Nedjma, paru en 1956 mais pour l'essentiel rédigé avant 1948. L'oeuvre, qualifiée par un universitaire de « bombe rhétorique », fut perçue comme une provocation et en Algérie, et en France, tant elle a pu sembler faire exploser les cadres, sur le plan du contenu comme sur celui de la forme. Ecrite et parue dans une période particulièrement sombre de l'Algérie, on a pu voir dans Nedjma l'expression de la nécessaire libération du pays. La dialectique du silence, de la parole tue et de la parole préférée est d'ailleurs au coeur même de l'ouvrage, tant au niveau de l'écrivain qu'à celui des personnages. Kateb, face à l'oppression coloniale, n'aurait pu se murer dans le silence (...)
[...] Dire l'indicible du destin de l'Algérie à travers une femme, avec toutes les contradictions que cela implique : telle pourrait bien être l'une des ambitions de Kateb. Si celui-ci ambitionnait d'atteindre l'accouchement de l'Algérie par un livre le message politique de Nedjma s'avère cependant pour le moins ambigu La structure circulaire, en bouche du roman, avec la répétition de l'épisode du chantier, semble à cet égard très éloquente : les jeunes gens sont toujours opprimés, emprisonnés, dispersés Leur échec est triple : échec politique élevé au rang de tragédie nationale, avec l'écrasement de la révolte de Sétif ; échec social au chantier, puisque l'exploitation est de mise ; échec sentimental, enfin, auprès d'une Nedjma toujours fuyante et insaisissable Notre pays n'est pas encore venu au monde déclare Rachid. [...]
[...] Dire l'indicible ne saurait être envisageable sans le soutien, la participation d'un lecteur avide de plonger dans un monde étranger, un monde qui ne se laisse pas déchiffrer sans effort. L'exigence de lecture se veut de surcroit rehaussée par une volonté affichée de bousculer les attentes d'un public habitué au roman de type balzacien. De fait, si Kateb, pour exprimer l'inexprimable, la complexité d'un pays, d'une société à une période très tourmentée, bouscule la langue et se la réapproprie Les greffes douloureuses sont autant de promesses déclare-t-il), il bouscule également un certain modèle romanesque, le façonne dans une optique lui permettant de narrer le fond de ce qu'il a à dire L'œuvre, qui entrelace subtilement témoignage et fiction, s'avère en effet éclatée et fait exploser les cadres, les codes. [...]
[...] * En effet, la parole s'efforce de suggérer, dans l'optique d'un poète militant, l'oppression et l'aliénation et de peindre l'âme de l'Algérie, avec la justesse d'une parole qui accuse avec le plus d'objectivité possible. Tout d'abord, Kateb a choisi, dans Nedjma, de mêler le témoignage à chaud et la fiction, se livrant ainsi à ce qu'il appelle une autobiographie au pluriel En effet, le je katébien se diffracte en quatre personnages : Lakhdar, Mourad, Mustapha (peut-être la figure la plus proche de l'auteur) et Rachid. [...]
[...] Le recours à la fiction pour pointer du doigt une oppression bien réelle permet, en démultipliant les points de vue ceux, de surcroît, de ceux adolescents de 16 ans, nourris par le témoignage d'un Kateb du même âge lorsqu'il subit la répression d'atteindre les gens au cœur, de rendre l'Algérie peut-être plus palpable. Pourtant, en Kateb le militant combat le poète et le poète combat le militant : ces deux faces d'un même être la poésie et la révolution, découvertes en prison concourent elles aussi, à la tentative de dire l'indicible notamment, par exemple, de faire entendre le souffle, l'âme de l'Algérie, à travers l'entrelacement subtil de divers registres, à commencer par le réalisme et l'irruption du mythe. [...]
[...] La langue devient un ressort de la domination du colon ;les personnages de Nedjma ont d'ailleurs saisi ces rapports de force, à l'instar de Mustapha, déclarant : m'a parlé en français. Désir de couper les ponts en me traitant non seulement comme un commissionnaire, mais comme un mécréant à qui l'on signifie que l'on n'a rien en commun, évitant de lui parler dans la langue maternelle Maître Gharib, maîtrisant le français, affirme que Tout est dans la parole lorsqu'il s'agit d'inscrire Lakhdar à l'école mixte, Lakhdar fils de Zohra, cette héroïne analphabète qui, elle, ne maitrise en rien l'expression, la langue française et ne peut en ce sens se faire entendre, à l'instar de tout un peuple algérien longtemps confronté à un analphabétisme de masse (d'où, d'ailleurs, les difficultés que pose l'arabe littéraire, langue réservée à une élite fort restreinte). [...]
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