« Montesquieu a délibérément laissé à penser au lecteur en cultivant l'ellipse et l'asyndète : la sobriété nerveuse, la densité intellectuelle et affective de sa prose répondent à une insertion pédagogique et il revient au « suffisant lecteur » de rétablir les transitions, de reconstituer la logique du raisonnement, bref de reformer les maillons manquants de la « chaîne », J. Ehrard
« Il ne s'agit pas de faire lire, mais de faire penser » explique Montesquieu comme une dernière sentence au livre XI de l'Esprit des Lois. La démarche didactique de Montesquieu se pose en ces termes, ce que J. Ehrard explicite bien : « Montesquieu a délibérément laissé à penser au lecteur en cultivant l'ellipse et l'asyndète : la sobriété nerveuse, la densité intellectuelle et affective de sa prose répondent à une insertion pédagogique et il revient au « suffisant lecteur » de rétablir les transitions, de reconstituer la logique du raisonnement, bref de reformer les maillons manquants de la « chaîne ». L'Esprit des Lois étant une somme de toute la pensée de l'auteur, nous nous contenterons d'étudier cet avis au travers des livres XXIV, XXV et XXVI. Par « laissé à penser », J. Ehrard semble expliquer que la démarche de Montesquieu est une démarche qui implique le lecteur dans sa lecture de l'œuvre, un lecteur « suffisant », au sens où Montaigne l'a défini : le lecteur doit pouvoir à l'aide de ce qu'il sait découvrir des « sens et des visages » « autres que ceux que l'auteur y a mis ou aperçu ». Le lecteur doit ainsi être un acteur de la genèse de l'œuvre, il doit « rétablir » – établir de nouveau – « les maillons manquants de la chaîne », c'est-à-dire qu'il se doit de recomposer ou du moins de mettre à jour l'unité de l'ensemble de l'œuvre, dont la perception est brisée par un jeu de l'auteur, par ce « laissé à penser » qui se caractérise par l'usage de figures de l'épure comme « l'asyndète » – absence de liaison entre deux mots – ou « l'ellipse » - omission syntaxique ou stylistique – que l'on se doit de comprendre aussi en un sens plus général comme un art du raccourci et du sous-entendu. Cet art oratoire devient alors le socle d'une « intention pédagogique », d'une volonté ferme et préméditée d'instruire, d'un but énoncé d'apprendre au lecteur ; apprendre au travers d'une certaine « densité intellectuelle » qui ressort de la multiplication des exemples et des innombrables connaissances recueillies par ce spiritus – au sens de souffle – moderne qu'inspire Montesquieu à travers sa langue et ses idées ; apprendre enfin par la « densité affective », expression de la sensibilité de l'auteur qui semble s'exprimer au fil de ses pages. Ces densités consacrent une certaine « sobriété nerveuse », réserve énergique qui fait de Montesquieu un auteur qui souhaite rester hors de toute polémique, ce qui ne l'empêche pas d'exprimer ce qu'il a à dire. L'affirmation de J. Ehrard permet de se demander dans quelle mesure « le suffisant lecteur » peut-il « rétablir la chaîne » du « penser » de l'auteur quand c'est Montesquieu lui-même qui par une « prose » épurée de toute fioriture crée les « maillons manquants » du « raisonnement » ?
[...] On a là trois espaces géographiques bien distincts, dont Montesquieu semble connaître les mœurs, l'histoire et l'organisation politique. Les notes g. L'Alcoran, chap.des femmes 28] h. Voyez François Pyrard [Voyages, t. p.172] que nous conservons sont aussi révélatrices de ce savoir du Baron. Il connaît d'innombrables récits de voyage comme celui de François Pyrard. Ce savoir participe d'une volonté d'instruire, d'une volonté pédagogique, d'une intention pédagogique. [...]
[...] Il doit, au regard de ses connaissances et de ses aptitudes dans un domaine, aller au- delà du texte. Le texte doit rester un point de départ à une meilleure compréhension du texte à travers ses propres savoirs. On pourrait faire un parallèle entre Montesquieu qui se propose d'être le premier historien moderne car il ne propose pas de fin à l'histoire : l'histoire s'écrit sur la durée, et le texte de Montesquieu qui au lecteur d'être moderne par une lecture sans fin, qui propose au lecteur d'être un lecteur suffisant à travers une langue moderne, de ne pas s'arrêter au texte et aux idées de Montesquieu, d'aller plus loin, ce qui est suggéré par ce dernier. [...]
[...] Il ne peut pas toucher un public plus savant. La tendance de Montesquieu à un savoir encyclopédique peut participer d'une volonté d'instruire un large public, de se faire somme de la pensée de l'auteur aussi bien que somme d'exemples. La densité intellectuelle cette fois vue comme multiplication des exemples, est particulièrement nette dans nos trois livres, et dans l'œuvre dans son ensemble. Au livre XXVI, chapitre 14, un passage mérite de retenir notre attention : Ce ne sont point les Romains qui l'ont dit aux Arabesg ; ils ne l'ont point enseigné aux Maldivesh. [...]
[...] Le rôle de l'affectif n'est pas à négliger. Pour toucher le lecteur, il faut au sens de nécessité impérieuse le toucher avant tout. Car l'œuvre ne s'adresse pas qu'à des savants avides de connaissances on va y revenir mais aussi à un public plus large. Il faut le toucher pour le faire réagir. La sensibilité de Montesquieu s'exprime particulièrement bien dans la Très Humble remontrance aux Inquisiteurs d'Espagne et de Portugal (XXV, 13) et sa prosopopée d'un auteur juif Montesquieu, au contraire de bien de ses chapitres, s'implique dans le texte par l'usage très nombreux du nous Aucune phrase n'utilise ni vous ni nous Il utilise de nombreux termes du champ lexical de la souffrance et de la plainte : plaignez cruels conjurer fois), supplices La souffrance se trouve au cœur du texte même, participant de l'instruction du lecteur. [...]
[...] L'affirmation de J. Ehrard permet de se demander dans quelle mesure le suffisant lecteur peut-il rétablir la chaîne du penser de l'auteur quand c'est Montesquieu lui-même qui par une prose épurée de toute fioriture crée les maillons manquants du raisonnement . Pour tenter de répondre à cette interrogation, nous verrons tout d'abord en quoi Montesquieu cultive un art du laisser à penser avec d'étudier le rôle dévolu par Montesquieu au suffisant lecteur Pour finir, nous nous demanderons si finalement il y a intention pédagogique et si le suffisant lecteur peut s'affranchir cette intention de l'auteur pour mieux la dépasser. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture