Depuis la publication de l'œuvre majeure de Thomas More en 1516, les utopies littéraires se sont multipliées dans le champ romanesque. Reprenant rigoureusement son mode de description de la société idéale comme Campanella dans sa fameuse Cité du Soleil en 1613, ou inscrivant plus globalement son schéma dans un processus satirique, les auteurs de fiction n'ont dès lors eu de cesse de traquer ces « pays de nulle-part » dans lesquels règnent l'harmonie et l'équité entre les hommes. Cyrano puis Swift se comptent ainsi, chacun à leur façon, au nombre de ces écrivains, qui, témoins de profonds bouleversements socio-culturels dans leur pays respectif, se sont employés à décrire en contrepoint, par la projection fictionnelle dans un ailleurs d'un narrateur voyageur, différentes organisations sociétales susceptibles de représenter des modèles en terme de politique, culture et morale pour l'humanité en devenir. Publiés anonymement en 1657, Les Etats et Empire de la Lune et du Soleil, oscillant entre roman d'anticipation, conte philosophique libertin et récit épistémologique, proposent ainsi, comme le titre l'indique deux voyages ascensionnels vers les autres Mondes de la galaxie tandis que Les Voyages de Gulliver, parus en Angleterre en 1726 sous couvert d'une mystification littéraire, se composent de quatre voyages distincts relatés sur le mode du récit d'aventures par un narrateur également à la première personne. Aussi, ces diverses explorations fantaisistes, bien qu'ancrées dans des contextes très différents, se rejoignent dans leur choix d'une projection utopique sous la forme d'une rêverie autours de contrées lointaines. Cependant, ne faut-il y voir là que caprices cathartiques d'une imagination débridée ? Telles était la justification de Thomas More lors de sa publication d'Utopia en 1516, déclarant qu'« Il ne s'agit là que d'un récit de fiction, sans importance, une « bagatelle littéraire échappée comme à son insu » à la plume de l'auteur ». Comme l'écrivent ainsi Voirin et Receveur dans leurs considérations sur les utopies littéraires, « Il ne faut cependant point faire trop preuve de naïveté face à ces déclarations […]. Sous l'apparente légèreté se cache en fait une critique sociale sans concession, car les sociétés imaginaires mettent bien en valeur les sociétés réellement existantes et se présentent comme de possibles alternatives. » Il est vrai, cette rêverie autour des mondes de nulle-part mise en œuvre dans nos deux romans permet de façonner des modèles culturels et politiques spécifiques venant éclairer les défaillances effectives de leurs propres modèles de référence. A travers eux se pose alors le statut de la fiction : simple moyen de faire passer des idées hétérodoxes et de transposer des débats idéologiques ? Simulacre de divertissement masquant une pensée réformatrice ? En outre, l'utopie s'inscrivant de façon complexe dans le processus global de la satire interroge l'enjeu même du texte : la critique destructrice du texte laisse-t-elle le lecteur face à une terre dévastée ou bien jette-t-elle les bases d'un édifice propre à abriter une société idéale ? Peut-elle finalement réellement prétendre à l'exemplarité ?
[...] Cette allusion à l'écrivain utopien ayant publié une vingtaine d'années avant Les Etats et Empire, la Cité du Soleil n'est d'ailleurs pas anodine quant au projet même élaboré par Cyrano qui se propose, dans son utopie du Soleil, de mettre à bas les doctrines dominantes de l'anthropocentrisme et du géocentrisme instaurées par la religion et avant encore par l'aristotélisme pour revendiquer le vrai système physique valable qui est celui de l'héliocentrisme, tout en dénonçant l'orgueil de l'homme par le décentrement de sa pensée. Aussi multiplie-t-il les modèles de sociétés jusqu'à envisager même une société hiérarchisée et institutionnalisée d'oiseaux : telle est sa tabula rasa afin de penser l'impensable, à savoir, qu'il existe en dehors de ses limites d'autres formes d'organisations sociétales supposant de nouvelles normes, usages et coutumes. [...]
[...] Ils crurent que cela leur fournissait un prétexte assez juste pour me faire condamner à l'eau (c'était la façon d'exterminer les athées) Finalement, le narrateur sera contraint dans cet épisode à faire amende honteuse dans laquelle il se dédiera justement publiquement d'avoir enseigné que la Lune était un monde, et ce à cause du scandale que la nouveauté de cette opinion aurait pu causer dans l'âme des faibles Quoi ! Pouvez-vous le contraindre à n'avoir que vos visions ? s'écrie le démon de Socrate pour la défense du narrateur au cours de ce procès. [...]
[...] En témoigne notamment l'usage de la topique ethnographique comme lieu de subversion culturelle à travers la triade nourriture/sexualité/mort des mœurs de ces autres mondes non plus rapportées pour conforter les normes de la cité mais inventées pour les contester. Dans les Etats et Empire de la Lune, Cyrano renverse ainsi le concept ethnocentrique de barbarie consistant à consacrer les coutumes de sa propre société normes du comportement humain, dans une rhétorique de l'altérité portant à la fois sur des pratiques alimentaires, funéraires, matrimoniales et sexuelles. Le narrateur, assistant à un convoi semblable aux pompes funèbres de [son] pays interroge un habitant sélénite sur cette coutume. [...]
[...] La fiction est bien engagée en effet sous l'impulsion du Pourquoi non ? comme elle est lancée au début des Etats et Empires de la Lune après les différentes hypothèses émises sur la nature de l'astre en question. Cette audace transgressive est d'ailleurs caractéristique du libertinisme de Cyrano refusant de laisser sa pensée bridée par toute autorité intellectuelle et toute pression sociale, s'opposant par là même aux fondements de l'absolutisme en place en France. La société sélénite fait ainsi figure de miroir inversé si l'on considère le salut des Sélénites Songer à vivre librement par opposition avec la description de la société toulousaine faisant écho à un célèbre procès de l'époque, celui du philosophe et naturaliste Vanini, exécuté par la coalition du Parlement et du clergé durant l'Inquisition pour son athéisme et son homosexualité présumée. [...]
[...] Les seules utopies lisibles sont les fausses, celles qui, écrites par jeu, amusement ou misanthropie, préfigurent ou évoquent les Voyages de Gulliver, Bible de l'homme détrompé, quintessence de visions non chimériques, utopie sans espoir. Par ses sarcasmes, Swift a déniaisé un genre au point de l'anéantir Notice bibliographique : - Discours et vérité dans Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, par Alain Bony - Lectures de Cyrano de Bergerac : Les Etats et Empires de la Lune et du Soleil, par Bérengère Parmentier (ouvrage collectif) - Cyrano de Bergerac : Les Etats et Empire de la Lune et du Soleil, par Catherine Costentin et Michèle Rosellini . [...]
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