Mohammed Cohen est le premier roman de Claude Kayat, écrivain juif tunisien, né à Sfax en 1939. Après l'accueil favorable que la critique a fait à ce récit à sa parution aux éditions du Seuil, en 1981, Claude Kayat a poursuivi la composition d'une vaste somme romanesque où la Tunisie occupe une place centrale. Elle s'y confond avec « le temps perdu » du narrateur, temps heureux qu'il s'agit, pour lui, de retrouver par l'écriture pour « garder quelque raison de vivre » (p. 166). Parmi les nouveaux romans où l'auteur s'attache à reconstruire l'un après l'autre les grands pans de son enfance sfaxienne, par personnages interposés, nous pouvons citer Le Rêve d'Esther, Le Cyprès de Tibériade et La Synagogue de Sfax. Mais aucun de ces récits, à notre sens, n'égale en profondeur, en intensité et en jubilation Mohammed Cohen qui retrace les épreuves cruelles auxquelles l'Histoire soumet la fraternité humaine.
En effet, par rapport à ces différents titres, Mohammed Cohen joue le rôle d'un magnifique prélude où sont annoncés les principaux thèmes qui seront développés dans le reste de l'œuvre romanesque de l'auteur : nostalgie de l'enfance sfaxienne, dénonciation du bruit et de la fureur de l'Histoire, désir ardent de maintenir et d'enrichir le dialogue judéo-arabe par l'établissement d'une relation exemplaire entre « Isaac et son Frère Ismaël ».
Ce qui peut séduire en effet le lecteur dans ce roman, c'est le projet humaniste de l'auteur, son refus des barrières qui séparent la communauté juive de la communauté arabe, le traitement particulier qu'il réserve à l'autre dont les valeurs sont partagées et intériorisés au point qu'il devient un Alter Ego, un autre soi-même.
En effet, à la différence d'Albert Memmi qui met l'accent dans La Statue de sel sur la tension qui caractérise la coexistence des communautés juive, arabe et française, à l'époque du Protectorat - «Et dans cette diversité où tout le monde se sent chez soi et personne à l'aise, chacun enfermé dans son quartier a peur de son voisin, le méprise ou le hait…au-delà d'une politesse cérémonieuse, chacun reste sournoisement hostile aux autres et définitivement ulcéré par sa propre image qu'il découvre chez eux » (p. 111)- , Claude Kayat, sans verser dans une vision idyllique qui gommerait totalement les différences culturelles et les conflits idéologiques, s'attache dans Mohammed Cohen, roman dont le titre est déjà tout un programme, à décrire à travers l'aventure exemplaire de son héros, l'expérience de la fraternité et du métissage culturel qu'il tient pour l'unique réponse à la violence et à la cruauté de l'Histoire.
En effet, mû par son amour de la Tunisie et par son attachement aux images sur lesquelles « son cœur, une première fois, s'est ouvert », Claude Kayat met en scène des situations extrêmes qui lui permettent de donner corps à ce grand mythe du « métissage culturel » par lequel il tente d'exorciser les démons de l'Histoire, qu'ils s'appellent antisémitisme, nationalisme ou fanatisme.
Quelles formes revêtent donc la fraternité et le métissage culturel ? Et parviennent-ils à endiguer les vagues déferlantes d'une Histoire sur laquelle règnent la violence et la haine ?
[...] Un cœur comme le sien, [ ] y en a pas une seule juive qui en avait pareil. Elle était une sainte, ma femme, une sainte (p. 274). Le mariage, loin donc de provoquer des frictions et donner lieu à des conflits insurmontables entre les deux époux, favorise ici le métissage culturel qu'incarne avec générosité Leila, la bédouine. Celle-ci joue dans le roman le rôle d'une vestale qui célèbre par-delà le judaïsme et l'Islam, le culte fondateur, la religion abrahamique. [...]
[...] Grâce à sa siamitié avec Mohammed Cohen, Hassan devient plus juif que les Juifs. Il en est de même de Mohammed Cohen qui non seulement se gave des divines pâtisseries préparées par la mère de Hassan, mais porte une grande passion à la musique arabe, musique à laquelle il s'attachera à initier son frère siamois La scène où le jeune arabo-juif découvre le pouvoir d'envoûtement de cette musique est longuement décrite dans le roman, car elle a constitué un moment déterminant dans l'itinéraire spirituel du narrateur. [...]
[...] Ainsi, le jour où Mohammed Cohen doit faire sa bar-mitzva (p. il est incapable de réciter ses prières juives, malgré les efforts qu'a faits Hassan, la veille, pour les lui apprendre. Alors, pour aider son ami à sortir de cette mauvaise passe, Hassan se met à ses côtés en qualité de frère siamois et lui souffle les bonnes paroles salvatrices (p. 63) qui mettent un terme à l'immense stupeur qui avait accompagné ses premiers balbutiements, car Mohammed Cohen qui mélange tous les rites et toutes les prières avait ânonné la prière qu'on récite d'ordinaire le vendredi soir avant de manger le pain couvert de sel (p. [...]
[...] Mohammed accepte alors, plus par amitié pour son frère Siamois que par adhésion véritable au mouvement national tunisien de participer à une manifestation anti-coloniale (voir p. 96-97). Mais ayant pris conscience de son identité problématique, il finit par avouer à son ami qu'il n'a pas partagé l'enthousiasme des foules arabes, car il eu le sentiment qu'il n'avait pas sa place dans l'avenir qu'elles préparaient : «Faut pas m'en vouloir, mais je n'avais pas vraiment le sentiment d'appartenir au groupe. Je manifestais pour eux. [...]
[...] Penses-tu avoir favorisé le dialogue arabo-isrélien par ce roman? - La traduction hébraïque de Mohammed Cohen vient d'être achevée, mais le livre n'est pas encore sorti. Il faudra sans doute patienter encore quelques mois. Je suis assez curieux de l'accueil qu'on lui réservera. Mais il variera certainement en fonction des catégories de lecteurs. Certains aimeront, d'autres détesteront. Mais s'il se révèle que mon livre aura contribué un tant soit peu à un rapprochement du camp juif et du camp arabe, ce serait absolument magnifique ! [...]
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