Si l'on considère aujourd'hui le droit de publication littéraire comme un droit de liberté, c'est faire fit du droit de censure qui régissait celle-ci avant sa libération. Les discours, devenus objets d'une appropriation ont en effet commencé à « avoir des auteurs » dans la mesure où une punition fût possible pour réprimer leur transgression. Le droit de propriété littéraire obtenu en France après la révolution s'est ainsi accompagné d'une surveillance d'autant plus accrue de l'Etat sur les publications littéraires que la reproduction mécanique des œuvres en permettait une diffusion massive au sein de la société. Bien que la fin de l'Ancien régime ait signé l'avènement de la laïcité, l'influence religieuse reste alors prégnante au sein même des organes décisionnels, notamment sous le second empire où le puritanisme bourgeois implique un système de prévention ferme à l'égard des délits commis par voie de presse. Aussi, lorsque Madame Bovary, parait en six volumes successifs dans la Nouvelle Revue de Paris, en 1957, son auteur se voit assigné, ainsi que son imprimeur et le gérant du journal, devant le tribunal correctionnel pour « outrage à la morale publique et religieuse » en vertu des lois de Serne édictée en 1819 autorisant une censure a posteriori de l'œuvre, œuvre ayant d'ailleurs déjà subi deux coupures décidées par le comité de lecture de la revue avant son impression.
[...] Flaubert a voulu surtout, ça a été de prendre un sujet d'études dans la vie réelle, ç'a été de créer, de constituer des types vrais dans la classe moyenne et d'arriver à un résultat utile une exemplarité semblable à celle conçue en régime classique, visant à faire réfléchir le lecteur en interpellant sa subjectivité par une série de questionnements implicites à chaque trait l'auteur nous pose cette question : As-tu fait ce que tu devais pour l'éducation de tes filles ? La religion que tu leur as donnée, est-elle celle qui peut le soutenir dans les orages de la vie, ou n'est-elle qu'un amas de superstitions charnelles, qui laissent sans appui quand la tempête gronde ? Leur as-tu enseigné que la vie n'est pas la réalisation de rêves chimériques, que c'est quelque chose de prosaïque dont il faut s'accommoder ? Leur as-tu enseigné cela, toi ? [...]
[...] La littérature ne possède pas, d'après Pinard, la permission d'étudier avec minutie, d'exhiber tous les comportements humains, et en particulier leurs déviances morales : Ce serait placer le poison à la portée de tous et le remède à la portée d'un bien petit nombre, s'il y avait un remède Or la littérature relève de l'art et donc d'une finalité publique ; aussi doit-elle parfois appeler l'artiste à une autocensure: Cette morale stigmatise la littérature réaliste, non pas parce qu'Elle peint les passions : la haine, la vengeance, l'amour ; le monde ne vit que là-dessus, et l'art doit les peindre ; mais quand Elle les peint sans frein, sans mesure. L'art sans règle n'est plus l'art. Imposer à l'art l'unique règle de la décence publique, ce n'est pas l'asservir, mais l'honorer. On ne grandit qu'avec une règle. Ainsi, cette condamnation frappant l'École réaliste interroge avant tout l'usage du langage comme expression de l'artiste. [...]
[...] Celui-ci semble à son sens un genre profane de divertissement trop associé à la frivolité pour le mêler à la religion. Cette conception, que l'on trouve déjà chez Boileau , dans l'Art poétique, séparant nettement le profane et le sacré De la foi d'un chrétien les mystères terribles/D'ornements égayés ne sont point susceptibles (III, 199-200)) témoigne en fait de la sécularisation de la littérature, mais aussi, par delà, de la crainte d'une substitution du roman à l'autorité religieuse, d'une trop forte dignification de la littérature profane selon les termes de Paul Bénichou dans Le sacre de l'écrivain. [...]
[...] Ainsi, l'interrogation des limites de l'expression artistique amène à s'interroger sur les relations de l'auteur à son œuvre, sur l'intentionnalité du créateur. On constate d'emblée chez les deux magistrats une assimilation de la pensée de l'auteur aux processus en œuvre dans le roman : de son côté, Pinard interroge à travers la peinture de l'héroïne, et notamment du néant de mort le matérialisme et le scepticisme de Flaubert en invoquant, par un argument ad hominem la conscience de l'auteur à travers des développements philosophiques relevant non plus seulement de la religion, mais de la morale de tous les temps Quand il déclare «c'est l'auteur qui parle [ ] et s'exprime sur les mystères de la communion il s'agit bien ici d'une subjectivité, d'une individualité, d'une singularité personnelle qui est en jeu, bien que ce ne soit pas directement l'homme qui soit incriminé devant le tribunal, mais son œuvre. [...]
[...] Ce contrôle politique de production des discours pose ainsi la question de la finalité publique de l'activité littéraire à ce moment de l'histoire : comment en effet concevoir de nos jours, à l'ère de la banalisation et de la monstration de l'obscène, qu'un roman pareil puisse susciter une telle accusation ? Pour comprendre quelle transgression des normes sociales est ici pointée du doigt, et par ce biais, quelles visions éthique, idéologique et institutionnelle sont alors mises en jeu, il est nécessaire de se pencher sur le réquisitoire, mais également sur le plaidoyer des magistrats ayant mené le procès. [...]
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