Le miroir reste longtemps un objet coûteux. Bien heureux celui qui put, durant des siècles, où qu'il soit, un jour de sa vie s'y voir: la surprise qui attend le novice est immense. « La femme défait le paquet, sort le miroir, regarde dedans. Surprise ! Pak [son mari le marchand] semblait être rentré seul ; mais une gonzesse se tient debout auprès de lui. Qui est cette putain? [...] C'était la première fois qu'elle se voyait dans un miroir. Furieuse de voir une femme auprès de son mari, car elle ignorait que c'était elle-même ». Dans ce conte coréen, chacun croit voir un autre individu, un inconnu, sous prétexte que personne ne s'y reconnaît. Des disputes s'ensuivent, jusqu'au juge lui-même qui croit voir dans le miroir son successeur, lui laisse sa place et part, laissant le couple sans solution: « Voilà le jeu du miroir » affirme la morale de ce conte, à laquelle nous pourrions ajouter « quand on le découvre »!
Cela dit, le connaître, mais ne le rencontrer que rarement, ou jamais, durant une longue période de sa vie, peut à jamais la marquer: « Aujourd'hui encore j'éprouve parfois quelque inquiétude entre les glaces combinées des tailleurs ». Florian, au XVIIIº siècle, nous conte aussi cet étonnement: « Un enfant élevé dans un pauvre village revint chez ses parents, et fut surpris d'y voir un miroir ». Il s'amuse avec l'objet pour la première fois et s'inquiète qu'il réponde à toutes ses menaces. Si cette surprise est en ce siècle de bon aloi dans les milieux ruraux, elle y est tout autant possible en cette fin de XIXº siècle, où semble se situer l'action du Tour d'écrou: l'institutrice, parvenant à sa palatine destination, dit: « Tout me frappait [...] les hautes glaces dans lesquelles, pour la première fois, je me voyais de la tête aux pieds ». Ce qui nous reste encore compréhensible de ces étonnements, pour le moins, c'est une distinction sociale bien réelle longtemps, recouverte par la distinction entre un usage bourgeois — habitant du bourg, de la ville — et son absence rurale, que la distinction entre les grands et les petits miroirs viendra ensuite maintenir jusqu'à son homogénéisation. Ce terme de « bourgeois », dans le cas du miroir, explique de lui-même la place qui lui est imputée: à la fois un rôle fondamental dans la socialisation citadine, puis dans la hiérarchie communautaire close des villes. Le miroir est enfin, sinon la preuve, du moins un indice de la richesse de son possesseur et de sa position contemplatrice et satisfaite de lui-même. Ce qu'il voit de lui dans son miroir l'oblige à être le garant du cadre de cette possibilité de vision par la conservation des institutions qui l'on ainsi fait. C'est à grand prix, à savoir celui de sa personne, que la bourgeoisie a racheté cette part aristocratique qui se trouvait dans l'usage du miroir. Et lorsque la bourgeoisie se développera à partir du XVIIº siècle, c'est également la possession et l'usage du miroir qui s'étendra.
En effet, si se voir dans son entier reste longtemps la preuve d'un certain statut, se voir, tout simplement, est jusqu'au XVIIº siècle, un noble privilège.
[...] Cit., p.53 [116]Sartre, A Propos de John Dos Passos et de 1919 Gallimard Réed. de Situation I (1947), Coll. Idées, p.18 [117]Stendhal, Le rouge et le noir, Librairie générale française Livre de poche, Chap.XIX, Livre p.381 [118]Aragon, La mise à mort, Gallimard, Paris [119]Jorge Luis Borges, Préface à L'invention de Morel, d'Adolfo Bioy Casarès, Robert Laffont coll. 10/18, trad. Armand Pierhal, p.8 [120]Preyer W.T., L'âme de l'enfant (1882), trad. Varigny, Alcan, Paris [121]Abbé Henri Du Laurens, Imirce (ou la fille de la Nature), imp. [...]
[...] Vernant, Figuration de l'invisible et catégorie psychologique du double: le Colossos (1962), in Mythe et pensée chez les Grecs, t.II, Paris: Maspéro p.67 [148]Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Thèse de doctorat de médecine, Paris, Seuil [149]Éric Blumel, l'hallucination du double, Op. Cit., p.48 [150]Éric Blumel, l'hallucination du double, Op. Cit., p.49 [151]Lacan, Séminaire X (1962-1963), L'angoisse, inédit, séance du 5 déc [152]L'idée cinématographique détourne le problème, car l'on n'est plus dans le spéculaire : incidemment, il n'y a plus cette inversion gauche- droite, cette dissymétrie du corps, et principalement, l'œil voyant n'est plus celui qui est vu. [...]
[...] Peut-on pour autant parler d'équivalence ? L'interprétation narcissique se justifie précisément par le résultat amoureux qui en découle. L'interprétation narcissique n'a de valeur que libidinale : dans la mesure où ce résultat rend possible l'investissement pulsionnel, désirant, sur cette image de lui. Non pas que cette interprétation soit injustifiée d'agir ainsi, mais elle ne semble pas prendre la mesure de sa réalité spéculaire. Lacan pourtant résume bien l'ustensilité du narcissisme lorsqu'il écrit : Qu'est-ce que je vais voir dans le miroir ? [...]
[...] Être un et transparent, oublieux du miroir qui divise et réfléchit, afin de ressaisir l'unité de cet être que l'histoire sociale a brisée. Et qu'importe que cette division soit celle du mal ou de l'interdit, sa naissance coïncide avec la perte de soi, et le besoin de mener une entreprise égotiste. Le danger que pressentait Rousseau, c'est celui d'une renonciation délibérée de l'homme à tout sentiment spontané et à toute sincérité sociale, le cœur de l'homme s'étant trop corrompu à force de se cacher de sa vérité. [...]
[...] Poe, William Wilson, In Nouvelles histoires extraordinaires, trad. Baudelaire, Ed. Garnier-Flammarion p.93 [98]Dostoïevski, Lettre à son frère Michel, fin août-début septembre 1845, In Correspondance, t.I, trad. Dominique Arban Calmann- Lévy, lettre 28, p.68 [99]Baudelaire, Correspondance, à Armand Fraisse [1858 La guilde du Livre, Lausanne p [100]Dostoïevski, Le Double, trad. Aucouturier, Gallimard p [101]E. A. Poe, William Wilson, Op.Cit., p [102]William Wilson fut publié par Poe dans le numéro d'octobre 1839 du Burton's Gentleman's Magazine de Philadelphie, dont il était secrétaire de rédaction. [...]
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