« Je n'ai pas de souvenirs d'enfance. » C'est de cette manière presque provocatrice que Georges Perec place cette phrase lapidaire dans les premières pages de son livre W ou le souvenir d'enfance. Cependant, cette constatation est pour l'auteur un point de départ et non un aboutissement. Un peu plus loin, l'écrivain reconnaît : « Je n'ai pas d'autres choix que d'évoquer ce que trop longtemps j'ai nommé l'irrévocable ; ce qui fut, ce qui s'arrêta, ce qui fut clôturé… » Perec fait appel à l'écriture autobiographique pour retrouver ce qui n'est plus. On peut se demander si ce n'est pas une des fonctions essentielles de toute écriture autobiographique que de recréer le passé. Cette expression peut être comprise dans divers sens. Elle peut d'abord vouloir dire que l'écriture fait ressurgir de l'oubli ce qui fut, et ressuscite ainsi le passé dans le présent. Mais il est sans doute illusoire de penser que le passé puisse ressurgir tel qu'il a été : en le nommant, on le recompose obligatoirement et on lui donne un visage qu'il n'a jamais eu. Davantage : si créer signifie faire surgir quelque chose du néant, ne peut-on pas croire que l'écriture invente un passé et façonne une réalité qui n'a jamais eu lieu en dehors d'elle ?
[...] Guillaume Apollinaire revendique orgueilleusement le droit que le poète a sur les mots qui forment et défont l'univers L'autobiographe peut se réclamer du même droit de transformer la réalité à travers le langage. Renan affirme que de qu'on dit de soi est toujours poésie soulignant le fait que l'écriture du moi est un acte créateur. Bien entendu, l'écrivain n'ignore pas entièrement ce qu'a été son existence mais il l'aborde comme une glaise qu'il pétrit de ses doigts, et à laquelle il donne une forme. [...]
[...] L'écriture ne peut se contenter d'évoquer le passé, puisque les mécanismes du refoulement l'ont mis hors de sa portée. Elle doit inventer quelque chose pour combler ce vide. Perec n'a pas renoncé à retrouver l'histoire de [son] enfance Mais il ne peut le faire qu'à travers une histoire de [son] enfance Le glissement de sens du mot histoire est essentiel ici. Ce n'est qu'avec l'aide d'un récit d'aventures imaginaires, une intrigue à mi-chemin entre le roman d'aventures et la construction d'une utopie, que l'auteur recompose les faits authentiques qui ont constitué son enfance. [...]
[...] L'écriture autobiographique capture l'essence des moments passés et en fixe toute la densité sur la page, grâce aux vertus de la parole. Recomposer le passé Ecrire ce qui fur et qui n'est plus ne peut vouloir dire simplement ressusciter tels quels des êtres et des expériences, traduits ou transmués en écriture. Inévitablement, le discours donne à une expérience une forme qu'elle n'a jamais eue. Il réordonne le monde selon les lois de l'écriture. Le souvenir ne peut être réduit à la faculté d'enregistrer des données. [...]
[...] Au moment où il décrit un événement, l'auteur connaît ses conséquences et ses aboutissements. Il contemple un enchaînement clair de causes et d'effets. Dans la Dixième Promenade de ses Rêveries du promeneur solitaire, Jean-Jacques Rousseau considère toue son existence à la lumière d'un épisode fondateur, qui est la rencontre avec Mme de Warens : Ce premier moment décida de moi pour toute ma vie, et produisit par un enchaînement inévitable le destin du reste de mes jours Proust écrit que les vraies paradis sont les paradis qu'on a perdus Par cette phrase profonde, il résume ce qui est sans doute une des plus grandes voluptés que procure l'écriture autobiographique. [...]
[...] L'écriture autobiographique permet en effet de recréer le passé. Les vertus de la parole font ressurgir ce qui n'est plus et le figent dans un tissu placé hors du temps. Cependant, le discours impose inévitablement un visage nouveau à ce qu'il nomme, ne serait-ce que parce que l'œuvre écrite embrasse dans une vue d'ensemble ce qui a été vécu comme une succession informe d'actes et de moments. En recréant le passé, l'écrivain ne peut s'empêcher de le créer : le désir qui est à l'œuvre dans le souvenir, dans l'imagination et dans la parole forge une réalité nouvelle. [...]
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