La question du rapport au réel de la littérature est une des plus débattues, et de celles qui caractérisent les positions des différents auteurs et critiques. La définition de l'art comme pure mimèsis le fait envisager comme un pâle reflet, une reproduction forcément inférieure à son modèle. Aussi est-il courant de se demander ce qu'il faut ajouter au vécu pour créer une oeuvre d'art, outre la semiosis qui est complémentaire de la mimèsis : comment rendre compte du réel sans tomber dans le trivial ?
Cette question se pose particulièrement pour l'écrivain qui a pour matériau les mots du langage courant, et le danger est toujours présent de tomber dans le lieu commun. Ce qui l'en rapproche, par exemple du point de vue des surréalistes, c'est l'histoire, considérée selon eux à tort comme étant l'ossature de toute littérature, mais n'étant que la menace d'un triomphe de l'anecdotique, c'est-à-dire du trivial.
André Breton résume ainsi sa position par rapport à toutes ces questions dans son Manifeste du surréalisme [...]. Le terme même de merveilleux pourrait définir le rapport de « mimèsis augmentée » de la littérature au réel. Le merveilleux comme genre, outre le fait d'invoquer le concours d'êtres surnaturels, est par définition un éloignement des choses ordinaires et de leur cours ordinaire, c'est une forme de détournement par l'imaginaire qui ne peut que ravir un surréaliste. Mais il s'agit de déterminer si le merveilleux peut être un credo. Tel qu'il est présenté par Breton, il pourrait au contraire être perçu comme une sorte de dernier recours, une solution permettant de « sauver » une oeuvre de la stérilité ; mais le merveilleux n'est-il pas un mélange, alors qu'un art pur serait envisageable, qui se détacherait entièrement de la question de la mimèsis ? N'est-ce pas aussi ce à quoi aspirent les surréalistes, qui par leur nom semblent vouloir dépasser l'opposition réel/irréel en accédant au « surréel » ? Et au contraire, dénigrer l'anecdote, n'est-ce pas dénigrer les racines mêmes de la littérature ?
Il nous faut, pour répondre à ces questions, nous interroger sur le rapport unissant le merveilleux à l'anecdote en littérature, avant de nous pencher sur une certaine littérature de la mimèsis et de la forme, pour enfin envisager la notion de réenchantement du monde (...)
[...] : Il est certain que les poètes n'ont pas su tirer du merveilleux chrétien tout ce qu'il peut fournir aux muses. Ce merveilleux n'est pas celui des lutins et des farfadets, c'est celui du miracle d'un Dieu descendu parmi les hommes dans leurs campagnes ; c'est de ce merveilleux que s'était réclamé Charles Perrault pour justifier son parti pris de Moderne contre les univers païens affectionnés par ses adversaires les Anciens. Cette particularité définit d'ailleurs en quelque sorte le genre de la vie de saint, qui se présente souvent comme une succession d'historiettes. [...]
[...] L'anecdotique est en quelque sorte le terrain de jeu du fantastique. Roger Caillois en donne la définition suivante dans Au cœur du fantastique : Tout le fantastique est rupture de l'ordre reconnu, irruption de l'inadmissible au sein de l'inaltérable légalité quotidienne. C'est contre cette légalité quotidienne que s'insurgent les surréalistes, qui se seraient réjouis de ce substantif, légalité la destruction des lois faisant partie de leurs ambitions, en dehors de la contrainte littéraire imposée dans le cadre de la création collective. [...]
[...] Le merveilleux tel que nous l'avons décrit permet de passer d'un traitement anecdotique à un traitement riche et fécond à l'aide d'ingrédients extérieurs et généralement de nature transcendantale (la métaphysique, la morale, la science mais extraire le merveilleux de l'anecdote elle-même n'est-il pas envisageable ? Ce serait la preuve suprême du pouvoir du merveilleux. Quelque chose de semblable a peut-être été tenté par Baudelaire déjà, dans ses Petits poèmes en prose, où par exemple la préférence d'un chien pour un paquet d'excréments plutôt que pour un flacon de parfum Le Chien et le flacon ou l'expérience de la gueule de bois Enivrez-vous ! [...]
[...] Ainsi, Ubu Roi hérite de cette tradition du théâtre merveilleux qui a connu ses heures de gloire en Italie avec Carlo Gozzi. Le théâtre est propice au comique de situation, et notamment au quiproquo autre élément hérité de la comédie italienne qui, porté au degré le plus élevé par Ionesco et Beckett, produit le spectacle d'une espèce de stupéfaction permanente, qui est un émerveillement devant ce qu'il y a de plus ordinaire. L'absurde comme manière de réenchanter le quotidien a également été utilisé à des degrés divers par Kafka dont certaines nouvelles tiennent du merveilleux à proprement parler, ou y font fortement penser, ou par un pataphysicien comme Boris Vian, qui introduit un merveilleux proche de la science-fiction dans ses romans le premier d'entre eux étant d'ailleurs un Conte de fées à l'usage des moyennes personnes. [...]
[...] Il ne s'agit pas de merveilleux, où reste l'assurance que tout se produit dans un autre univers, inaccessible, ni d'étrange, où les phénomènes les plus angoissants trouvent une explication rationnelle. Non seulement le fantastique peut féconder des œuvres ressortissant à un genre inférieur tel que le roman mais il semble en mesure de féconder le réel lui-même. Le merveilleux et ses avatars semblent contenir l'essence même de la littérature. Cependant, nous avions précédemment placé au cœur de celle-ci une certaine mimèsis, que ces formes littéraires semblent occulter au moins partiellement. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture