Il sera d'abord intéressant de voir en quoi effectivement la mélancolie est un sentiment complexe et contradictoire qui témoigne d'une joie en quelque sorte assombrie par une impression d'insatisfaction qui serait "cultivée" plus ou moins par le mélancolique, dans laquelle il se complaît, ce qui nous fait nous interroger sur la notion de narcissisme de l'écrivain. Puis dans un second temps, nous nous demanderons si cette "tristesse", cette détresse du mélancolique ne révèle pas un malaise plus profond qui rendrait compte d'une souffrance bien réelle, voire pathologique ; cette question nous amènera à étudier la notion de masochisme, conséquence logique de cette complaisance dans le mal. Enfin, nous verrons que ce masochisme doit être dédramatisé car il est en partie provocation et humour, ces derniers permettant un recul, une distance de l'écrivain qui rend ainsi la mélancolie féconde, car elle est celle qui le mène à la lucidité (...)
[...] On ne guérit d'une souffrance qu'à condition de l'éprouver pleinement". Dès lors, on comprend que sa minutieuse enquête sur "les goûts" d'Albertine, qui le fait beaucoup souffrir au fil des révélations qu'elle occasionne, lui permet en fait de préparer l'étape suivante du renoncement à Albertine, c'est-à-dire l'oubli. Eprouver pleinement la douleur de ses trahisons lui fait prendre du recul, de la distance par rapport à la jeune fille, si bien qu'il va dépasser la souffrance, la considérer d'un point de vue "supérieur" en quelque sorte, et cette prise de distance aura pour effet d'exacerber sa lucidité et de lui faire prendre conscience de plusieurs réalités: le Narrateur comprend ainsi que son amour pour Albertine n'était en fait que l'amour qu'il concevait pour l'image qu'il avait lui-même recréée à partir d'elle, image idéale qui a acquis une telle autonomie qu'elle correspond peu à la réelle Albertine, ce qui lui fait constater avec un ton quelque peu amusé que "Tout au plus en me plaçant d'un point de vue physiologique pouvais-je dire que j'aurais pu avoir ce même amour exclusif pour une autre femme", ou encore "Mon amour pour Albertine n'avait été qu'une forme passagère de ma dévotion à la jeunesse"; et l'on pourrait multiplier les exemples de ces révélations auxquelles le Narrateur aboutit après avoir tant souffert et accédé à un degré élevé de lucidité. [...]
[...] D'où un goût profond pour le voyage, qui est en fait davantage une fuite qu'autre chose, ce dont Montaigne a d'ailleurs clairement conscience et dont il ne se cache pas: " Je sais bien qu'à le prendre à la lettre, ce plaisir de voyage porte témoignage d'inquiétude et d'irrésolution". En fait, le voyage permet à Montaigne d'échapper à autrui et aux obligations qui le rattachent au monde, mais aussi de fuir l'ennui, qui est la caractéristique de la condition humaine et qui fait que celle-ci est misérable; ainsi, il rejoint la conception pascalienne de l'ennui auquel l'homme tente de se soustraire par le divertissement, le mot prenant ici son sens étymologique de "chose qui détourne", ce qui a fait écrire à Pascal la célèbre maxime: "Un roi sans divertissement est un homme plein de misère". [...]
[...] On peut citer notamment le chapitre XII consacré en partie à l'attitude de l'homme face à la mort où Montaigne nous livre ses conceptions qui ont changé au cours des Essais, et où il formule plusieurs conseils, souvent avec humour, comme: " Si vous ne savez pas mourir, ne vous chaille, Nature vous en informera sur-le- champ, pleinement et suffisamment". Et c'est dans cette même optique que Montaigne décrit longuement au chapitre XIII les effets de sa maladie: ce n'est pas tant pour parler de lui-même dans une visée narcissique que pour partager son expérience avec le lecteur, pour le faire profiter de sa lucidité exacerbée par les souffrances qu'il a endurées, c'est-à-dire, pour le dire en un mot, par générosité, ce qui le place exactement à l'opposé du narcissique qui ne se soucie que de sa personne; on est donc aux antipodes d'une vision "romantique" de la mélancolie qui ne ferait qu'appuyer le narcissisme de l'écrivain, car nous sommes confrontés au contraire à une mélancolie extrêmement féconde et généreuse qui, en décuplant la lucidité du mélancolique, lui apporte des révélations, celles-ci pouvant déboucher sur l'élaboration de lois générales et utiles pour autrui, alors qu'il semblait au départ que la mélancolie éloignait au contraire l'écrivain des autres hommes Au terme de ce raisonnement, il apparaît que la mélancolie peut être effectivement ambiguë en se présentant comme une sorte de mélange entre joie et tristesse, un peu comme une douce nostalgie souvent liée dans les œuvres étudiées à l'évocation de souvenirs heureux mais révolus; de ce fait, en vertu de la complaisance manifeste dans la mélancolie des trois auteurs, on peut d'abord penser que cette attitude correspond à une profonde volonté de dévoilement du moi, de se montrer dans le souffrance en raison d'un narcissisme tel qu'on le rencontre souvent chez les écrivains romantiques. [...]
[...] On constate aussi une fuite dans l'imagination qui joue un rôle très important chez ces trois auteurs: Montaigne dit au chapitre XIII que "Les plaisirs de l'imagination [ ] sont les plus grands", tandis que Baudelaire dit d'elle qu'elle est "la reine des facultés" qui lui permet de "bâtir dans la nuit [ses] féeriques palais" dans "Paysage". Quant à Proust, l'imagination joue pour lui aussi un rôle fondamental puisqu'elle lui permet, dans Albertine disparue, de "recréer" presque l'objet de son amour selon son idéal, suite au triste constat qu'on aime ce qui est le plus différent de nous et ce qui nous fait le plus souffrir: le réel est toujours décevant, d'où une nécessaire recréation grâce à l'imaginaire pour se rapprocher de notre idéal, même si cette création implique souffrance et douleur, de sorte que le Narrateur vit dans l'illusion qu'il a créée; il a donc aussi une vie solitaire, et a tendance à fuir autrui. [...]
[...] C'est pourquoi cette complaisance à décrire ses maux, même si ces derniers sont mêlés à une joie liée à un souvenir heureux, peut nous faire nous demander si cela ne révèle pas un certain narcissisme de la part de ces homme mélancoliques. En effet, cet "étalage" de tristesse, de souffrance conduit nécessairement à un dévoilement du moi, que d'ailleurs Montaigne en particulier revendique largement: "J'ose non seulement parler de moi, mais parler seulement de moi; je fourvoie quand j'écris d'autre chose et me dérobe à mon sujet" au chapitre VIII, ou encore "Je m'étudie plus qu'autre sujet. [...]
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