« Pour Montaigne comme pour Léry, le cannibale est non seulement la Différence en soi, la Différence incarnée ; il est de surcroît celui qui n'a jamais été ni vu, ni pensé : l'absolue nouveauté. Celui pour lequel, par définition, les mots vont manquer ». (Gérard Defaux, Rhétorique de Montaigne). Toute l'entreprise de l'Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil de Jean de Léry consiste à exprimer par le langage cette Différence absolue entre « par deçà » (l'hémisphère Nord, le vieux monde, en somme) et « par delà » (ce « monde enfant » que le notre a découvert, pour reprendre l'expression de Montaigne dans son chapitre Des coches, Essais, III, 6).
Il ne s'agit pas pour ce voyageur Européen dont Claude Lévi-Strauss a salué la « fraîcheur du regard » de réduire l'altérité du Nouveau monde, en ramenant l'inconnu au déjà connu, en informant les données nouvelles de l'expérience Brésilienne à partir de la connaissance de l'ancien monde et de ses a priori idéologiques : preuve en est, parmi beaucoup d'autres, l'usage de la méthode analogique, qui, contrairement à celui qu'en fait le contemporain et rivale de Léry, André Thevet, ne rapproche des objets appartenant aux deux mondes que pour prendre la mesure de leur irréductible altérité. Si le caouin est comme le vin, le tapiroussou comme l'âne et la vache, et les sauvages semblables par la couleur de leur peau aux Espagnols et aux Provençaux, le comparatif n'a qu'une valeur d'équivalence imparfaite qui n'enlève rien à la singularité fondamentale des objets comparés.
Et il ne s'agit pas non plus pour lui de poser la différence radicale de l'Indien pour le rejeter hors de la sphère de l'humanité, ni de proclamer la légitimité de son exploitation comme l'illustre abominablement la fameuse leyenda negra de la colonisation Espagnole. Léry est plutôt le prédécesseur de Diderot dans son Supplément au voyage de Bougainville, puisque l'un comme font prononcer à un vieillard Indien (chapitre XIII, page 310-312 chez Léry ; chapitre II, page 40-41 chez Diderot) une condamnation radicale des prétentions hégémoniques nourries par les Européens.
Au contraire, tout l'effort de Léry et de sa méthode de l'autopsie (qui consiste à légitimer le discours savant par l'expérience direct de celui qui a vu l'objet dont il traite), a pour objectif de dire cette différence comme différence, de la ramener par le discours en Europe, mais sans l'avoir déformée ni réduite. Ainsi, la démarche productrice qui est celle de Léry (fabriquer un discours fortement structuré qui lui fasse honneur devant le créateur dont il chante les louanges) ne sacrifie pas l'altérité radicale du monde Indien : bien au contraire, c'est pour autant qu'elle est préservée que la nostalgie de l'ethnologue et son désir d'écrire peuvent exister, sinon perdurer au cours des six éditions successives, toujours augmentées, qui ont été publiées du vivant de l'auteur.
[...] Un autre exemple pourra nous permettre d'appuyer cette affirmation. Au chapitre VIII Jean de Léry décrit successivement les parures portées par les sauvages masculins : c'est le défilé de mode que Franck Lestringant étudie dans Jean de Léry ou l'invention du sauvage. Ce défilé est suivi d'un épilogue où le narrateur invite le lecteur à récapituler dans son esprit ces différentes parures, avec une indéniable allégresse énonciative : En troisième lieu, soit qu'il demeure en sa couleur naturelle, qu'il soit peinturé, ou emplumassé, revestez le de ses habillements, bonnets, et bracelets si industrieusement faits de ces belles et naivfes plumes de diverses couleurs, dont je vous ay fait mention, et ainsi accoustré, vous pourrez dire qu'il est en son grand pontificat La femme, elle, est privée de son épilogue. [...]
[...] Le masculin et le Féminin, englobés dans la même condamnation morale sans appel ? Dans son ouvrage Jean de Léry ou l'invention du sauvage, Franck Lestringant exprime bien la dualité fondamentale de l'auteur de l'Histoire d'un voyage : Il y a en Léry deux personnages contradictoires et indissociables, le prédicant austère et calviniste rigoureux d'une part ; de l'autre le poète et l‘amoureux, le nostalgique d'un Eden entrevu et aussitôt perdu. La réussite du livre tient à la tension jamais résolue entre ces deux points de vue Si nous considérons dans la dernière phase de notre étude le poète et l'amoureux c'est au prédicant austère et calviniste que nous nous attacherons ici. [...]
[...] Cette tentative, nous la ferons à partir de trois questions successives posées au texte, nous demandant d'abord si l'animalité, comme terme extrême de la différence, sert dans les mêmes proportions à caractériser le Masculin et le Féminin ; ensuite, si le Masculin et le Féminin sont englobés dans la même condamnation morale sans appel ; enfin, si le texte témoigne d'une égale possibilité d'adhésion esthétique avec le Masculin et le Féminin. I. L'animalité, un caractère commun au Masculin et au Féminin ? Au contraire de nombre de ses contemporains, l'humanité des Indiens ne fait nullement question pour Jean de Léry. [...]
[...] Enfin, elle est une pratique culturelle d'autant moins barbare pour Léry qu'elle est une pratique cérémonielle, avec ses étapes successives conduisant à la mort brutale du prisonnier (dont la tête est brisée par la lourde épée en bois de son bourreau) mais sans tortures préalables ni effusion de sang. Léry va même jusqu'à déclarer qu'il y a moins de barbarie à manger un homme mort qu'à le manger vivant, comme le font les usuriers de par delà avec leurs créanciers malheureux. [...]
[...] Ainsi, la démarche productrice qui est celle de Léry (fabriquer un discours fortement structuré qui lui fasse honneur devant le créateur dont il chante les louanges) ne sacrifie pas l'altérité radicale du monde indien : bien au contraire, c'est pour autant qu'elle est préservée que la nostalgie de l'ethnologue et son désir d'écrire peuvent exister, sinon perdurer au cours des six éditions successives, toujours augmentées, qui ont été publiées du vivant de l'auteur. À partir de cette affirmation d'une différence fondamentale de par delà par rapport à par deçà reconnue et transmise comme telle, nous pouvons nous demander comment Jean de Léry se rapporte aux genres du Masculin et du Féminin dans l'Histoire d'un voyage. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture