« Un bon film, disait Jean Gabin, c'est avant toute chose une bonne histoire. » Cette opinion, couramment admise chez une partie du public, s'oppose à une autre qui veut que tout l'intérêt d'un film réside dans sa mise en scène. Lotte H. Eisner semble s'inscrire dans cette deuxième conception du cinéma quand elle écrit, à propos du cycle indien, que Fritz Lang « s'attachait à prouver que ce n'était pas la substance d'une histoire qui comptait, mais la manière dont elle était racontée. » Il faut, par substance, entendre l'essentiel du contenu de l'histoire, et la « manière dont elle est racontée » semble s'appliquer au travail de mise en scène du réalisateur. La réflexion de Eisner semble relever du lieu commun et convoque un problème de fond autour du choix du sujet : il s'agit de savoir s'il en va au cinéma comme en littérature où « Yvetot vaut Constantinople », selon la phrase célèbre de Flaubert pour qui « l'artiste doit tout élever ». En réalité, Lotte Eisner ne s'inscrit pas dans une réflexion aussi large : elle se garde bien de prétendre que n'importe quel sujet, entre les mains du cinéaste allemand, se transformerait en or ; au contraire, elle le sait plus apte à traiter certaines intrigues plutôt que d'autres. Cette réflexion tire sa source d'un fait : Lang, et c'est encore plus vrai dans le cas de sa carrière américaine, ne puise pas ses sujets dans la « culture savante » mais dans la culture populaire, et réalise des films grand public. Or, ce choix ne doit pas conduire les personnes qui tiennent en piètre estime ces « histoires de quatre sous » (pour reprendre l'expression d'un critique allemand) à se méprendre sur le talent de Lang. Ce que Eisner dit, en filigranes, c'est : « ne vous fiez pas aux intrigues romanesques, feuilletonesques, de ses films, l'intelligence de Lang réside dans la manière dont ils traitent ces sujets. »
Appliquée à la période américaine, la réflexion de Lotte Eisner prend une couleur toute particulière : arrivé aux USA, Lang ne travaille plus comme en Allemagne, il n'écrit plus ses films en collaboration avec Thea von Harbou ; à Hollywood, un scénario est souvent le produit du travail de nombreux scénaristes, travaillant ensemble ou successivement. On pourrait en conclure, dès lors, que le travail de Lang, en ce qui concerne l'histoire de ses films américains, est moins intéressant puisqu'il s'agit de l'œuvre d'un autre (ou de plusieurs autres individus). Ce serait oublier que Lang choisissait lui-même, très soigneusement, les scénarios qu'il voulait mettre en scène, et les retravaillait longuement avant de les juger aptes à être tourner. Ce que semble mettre en évidence cette réflexion de Eisner, c'est une concurrence entre le scénario d'un film (son histoire) et la mise en image de ce scénario (la manière dont elle est racontée), particulièrement probante à Hollywood où la division des tâches compartimente chacun dans son domaine spécifique (scénariste/réalisateur).
La question que pose cette réflexion concerne la relation que la mise en scène de Lang entretient avec le scénario : est-elle là pour le seconder, pour lui donner toute sa pleine force d'expression (on dira alors qu'elle lui est subordonnée) ? Ou au contraire, fonctionne-t-elle indépendamment de lui, développant un discours parallèle qui excèderait l'histoire ?
[...] Leur lutte n'est plus, dès lors, que la matérialisation sensible, effective, d'un combat qui relèverait de l'intelligible (d'un affrontement d'Idées). Ce qui ne signifie pas pour autant que ces personnages sont inhumains, au contraire : déjà dans Les Nibelungen, Lang humanisait les héros de la mythologie pour faciliter l'identification du spectateur (tout est fait en sorte pour que celui-ci ne se détache pas de l'intrigue). Simplement les personnages représentent une caste, un genre, une idéologie, qui les dépassent largement ; ils sont les jouets de puissances supérieures - et/ou intérieures. [...]
[...] Eisner écrivait (à propos du cycle indien) que Lang s'attachait à prouver que ce n'était pas la substance d'une histoire qui comptait, mais la manière dont elle était racontée. Cette formule vous semble-t-elle convenir à la période américaine du cinéaste ? Un bon film, disait Jean Gabin, c'est avant toute chose une bonne histoire. Cette opinion, couramment admise chez une partie du public, s'oppose à une autre qui veut que tout l'intérêt d'un film réside dans sa mise en scène. [...]
[...] Une telle conception tend à diminuer ou à nier l'importance primordiale de l'histoire en tant que telle. En outre, il serait tout à fait erroné de penser que la traversée de l'Atlantique a obligé Lang à travailler à partir de scénarios ineptes, desquels seul son talent a permis de tirer des films intéressants, puisque le cinéaste n'a eu de cesse, tout au long de sa carrière américaine, de choisir ses scénarios avec beaucoup de soin, en fonction des possibilités qu'ils présentaient. [...]
[...] En cela, on pourrait dire que ce n'est pas tant, pour reprendre l'expression de Eisner, la substance d'un personnage qui intéresse Lang, sa spécificité, c'est-à-dire ce qui le distingue des autres, mais au contraire ce qu'il y a en lui de partageable, ce qui le type, le rattache à quelque chose qui le dépasse (une communauté, une idéologie, un instinct profond) ; c'est moins la substance du personnage qui intéresse Lang que son substrat, entendons par là ce qui demeure quand tout le reste a disparu ; en un mot : ses mécanismes fondamentaux, ses instincts, sa part animale. [...]
[...] Avant tout, il faut savoir que Lang se faisait toujours communiquer les plans des décors la veille du tournage : sa formation d'architecte lui permet de les lire et d'organiser précisément les déplacements des personnages dans le cadre. Aucun de ces déplacements n'est laissé au hasard, tous sont déjà porteurs d'un sens, d'une vérité du personnage voire d'un discours sur le récit. Dans une des premières scènes du Démon s'éveille la nuit, le héros se rend dans un bar pour venir récupérer son père, lequel n'a plus toute sa tête. [...]
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