Lorsque Flaubert débute la rédaction de L'Education sentimentale en 1864, il se rend tout de suite compte que cette œuvre sera d'une toute autre ampleur que ses précédents écrits. L'auteur piétine, s'embrouille dans la construction de son récit, et fera d'ailleurs part de ses difficultés à son ami Alfred Maury dans la lettre du 20 août 1866 : « Mon but est complexe, mauvaise méthode esthétique, bref, je crois n'avoir jamais rien entrepris de plus difficile. » Flaubert avait pourtant déjà révolutionné le genre réaliste avec ses précédentes œuvres, à savoir Madame Bovary et Salammbô, toutes deux connaissant un succès important. Ce ne sera pas tout de suite le cas pour ce roman paru en 1869, vivement critiqué par un certain nombre d'intellectuels. Flaubert laisse son lectorat dans l'incompréhension d'une œuvre novatrice et dérangeante. Il le dira lui-même dans une lettre à Jules Duplan, à la suite de la publication de son roman : « Jusqu'à présent l'enthousiasme des populations est modéré (Rochefort à part). Les roses ne m'étouffent pas. On évite même de me parler de mon livre comme si on avait peur de se compromettre. » Il faut dire que l'auteur s'est fixé un objectif pour le moins étrange et déstabilisant, à savoir d'écrire un livre sur rien. En effet, celui-ci voulait que son œuvre ne présente aucun sujet véritable, laissant toute la place au style. Cette dynamique de l'Art pur a donc poussé Flaubert à produire une œuvre complexe, au sens difficilement saisissable, mais malgré tout fascinante.
Ainsi, peut-on affirmer et concevoir que L'Education sentimentale est belle et bien un livre sur rien, construit sur un sujet inexistant et n'ayant pour seul intérêt que la présence du style ?
[...] Le texte paraît n'être soutenu que par sa mise en forme, fondement même de l'écriture. Le style prend donc ici une fonction métaphysique et participe à la fabrication du rien. En effet, le monde que contemple Frédéric est illisible à la fois pour lui et pour le lecteur. Flaubert nous noie sous un flot d'informations qui ne permet pas de rendre compte d'un sens quelconque qui pourrait définir tel passage. L'analyse de l'incipit révèle combien Flaubert tient à représenter un monde dont le sens demeure à conquérir. [...]
[...] La symbiose de la forme et du sentiment laisse aussi la place à un réseau de contrastes. Au XIXe siècle, l'Art littéraire était censé imiter le réel et proposer ainsi une série d'oppositions. Généralement, les écrivains faisaient s'opposer la Nature et l'artifice, la sincérité et la feintise, le vrai et le vraisemblable ou encore le sérieux et le jeu. Dans L'Education sentimentale, Flaubert nous propose un autre jeu de contrastes qui va permettre de dynamiser le texte. En effet, on pourrait croire que ce choix risquerait une fois de plus de perdre le lecteur dans une lecture ambiguë, voire insaisissable, mais en réalité, cette série de contrastes trouve un sens grâce au style. [...]
[...] Ainsi, au final, rien ne ressort de ce qui est dit. L'abondance des détails nous empêche de découvrir un sens à l'existence des personnages. La narration semble travailler à creuser un abîme entre la conscience des personnages et l'univers dans lequel ils évoluent. Dès le début du roman, la phrase qui commente le départ de la Ville-de-Montereau est emblématique dans le sens où ce qui représente la réalité dans laquelle doit évoluer le personnage lui est dérobé : Enfin le navire partit, et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d'usines, filèrent comme deux larges rubans que l'on déroule. [...]
[...] Rosanette va devenir le symbole de cette dégradation. On observe un repli de Frédéric sur ses intérêts privés immédiats : Ah on casse quelques bourgeois dit Frédéric tranquillement, car il y a des situations où l'homme le moins cruel est si détaché des autres, qu'il verrait périr le genre humain sans un battement de cœur. Et lorsqu'ils pénètrent dans l'espace de l'intimité qui aurait dû célébrer l'amour, celui- ci devient le lieu de la profanation. Les derniers mots de Frédéric soulignent le malentendu entre les deux amants : ce n'est pas Rosanette qu'il désirait trop, mais bien Mme Arnoux. [...]
[...] Durant la première moitié de l'œuvre, leur relation est assez neutre et platonique. Hormis quelques formules de politesse et des regards à chaque fois vides de sens, il ne se passe rien entre eux. Quand enfin l'amour semble percer et que la situation est sur le point de prendre un nouveau tournant, le soufflet dramatique retombe aussitôt car Mme Arnoux manque le rendez-vous galant et met ainsi un terme à cet espoir fleurissant : Mme Arnoux n'était pas venue Toute la fin du roman sera constituée de nouveaux espoirs se terminant toujours par de nouveaux échecs, et ne faisant donc rien évoluer. [...]
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