Dans un passage bien connu des Confessions, Saint Augustin raconte son étonnement en voyant Ambroise de Milan lire la Bible sans remuer les lèvres. Aujourd'hui il nous paraîtrait étrange de lire à voix haute un texte si ce n'est pour un public. Certes l'art d'écrire et de lire se place dans une continuité historique : l'exemple des Confessions montre que nous héritons de textes transmis depuis l'Antiquité, qui continuent d'être lus et de servir de référence à des traditions littéraire, philosophique, théologique, quelque soit leur support. Mais cette continuité n'empêche pas que les modes de lecture évoluent et changent : on reçoit différemment un texte selon les époques, selon ce qu'on attend de celui-ci : des informations d'ordre historique, un plaisir littéraire, des idées... Or, force est de constater, notamment quand on étudie l'histoire de l'imprimerie, que les changements des supports matériels de l'écrit sont accompagnés par ou accompagnent des modifications dans les façons de lire. Les Anciens lisaient à voix haute leurs manuscrits, nous lisons aujourd'hui en silence nos livres imprimés, qui sait quels modes de lecture nous réserve demain et les e-books ? Au delà de la question d'une simple correspondance entre support matériel et mode de lecture, Roger Chartier, dans Le monde comme représentation, (Annales ESC) semble suggérer qu'il y aurait un lien de cause à effet entre la forme du texte et le sens qui y est lu [...]. Cette affirmation permet de réfléchir à partir de la notion de forme aux changements des modes d'édition à l'heure de la société de l'information : Comment la comparaison entre édition papier et édition numérique met en valeur le fait que les modes de lecture sont influencés par la matérialité du livre ? (...)
[...] Le sens d'un ensemble de dessins gravés, tracés, ou encore imprimés ou dactylographiés leur est donné par la lecture qui en est faite, par le lecteur, et le dessin ne peut en lui-même contenir sa propre interprétation. Henri-Jean Martin, pour montrer qu'un même objet typographique peut recevoir plusieurs interprétations et ne contient pas les clés de son propre décryptage, rappelle l'anecdote rapportée par Hérodote : le roi Darius ayant reçu un jour des Scythes une grenouille un rat, un oiseau et des flèches interpréta d'abord ce présent comme une forme d'hommage. [...]
[...] Sur le site consacré au manuscrit K de la Queste du Graal, la présence d'un index visuel ne produit pas de sens en soi, mais elle invite le lecteur à parcourir le texte dans le désordre, ou à le consulter sous forme d'extrait, finalement à en faire une lecture d'étude, et non pas une lecture suivie pour son plaisir. On peut dire alors que les formes ne sauraient produire le sens mais en tant qu'elles créent un contexte, d'ordre aspectuel, elles donnent le moyen au lecteur de produire ce sens. Mais qu'appelle-t-on alors forme ? La forme, du latin forma signifiant l'apparence, l'aspect physique, et assez souvent la beauté, c'est d'abord une organisation qui fait sens : la forme est ce qui donne un contour, que ce soit dans une perspective esthétique ou intellectuelle. [...]
[...] Le sens d'un texte se trouve dans ses formules et se révèle dans sa forme : un même texte peut être ainsi être lu très différemment. Cela se retrouve dans les questions autour des tablettes de lecture et des e-books : Marin Dacos et Pierre Mounier, dans l'Edition électronique, donnent l'exemple d'une étude faite à partir du journal quotidien 20 minutes Après l'avoir fait lire en support papier et en support numérique à un échantillon de lecteurs, il s'avère qu'on lit plus vite sur une tablette électronique, mais qu'on retient moins d'informations, et de manière moins précise. [...]
[...] L'exact inverse des tablettes d'argile des mésopotamiens qui y faisaient leur compte, à l'aide de signes qui finalement ne faisaient pas sens car on ne pouvait s'y tromper, c'est la Queste du Graal : la quête du Graal, c'est d'abord la quête du sens d'un mot: Graal, de gradalis, en latin, désigne au départ une écuelle, un plat. On le trouve d'abord dans le Roman d'Alexandre: c'est le plat dans lequel on mange. Puis Chrétien de Troyes en modifie le sens: le graal devient un plat mystérieux qui contient une hostie . Robert de Boron le christianise encore plus: ce n'est plus un graal mais le Graal, présent lors de la Cène, dans lequel Joseph d'Arimatie aurait recueilli le sang du Christ sur la Croix. [...]
[...] Sans affirmer avec Roger Chartier que les formes produisent le sens on retiendra l'idée que les organisations commandent la lecture et qu'une définition purement sémantique du texte ne permettrait pas de rendre compte de la richesse et du sens qu'apportent la matérialité ou plutôt l'aspect physique du texte, même virtuel. [...]
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