Dans l'analyse de L'art de la faim consacrée au roman de Knut Hamsun, La Faim, Paul Auster décrit le rôle que joue la littérature dans la vie du protagoniste, personnage pris au piège de l'écriture, en termes de passion (c'est-à-dire de souffrance) existentielle; «art de la faim: du besoin, de la nécessité, du désir », la littérature consume, telle une « tunique de Nessus», la vie du jeune homme, en proie à une douleur morale mortifère. Comme Héraclès, l'écrivain est dévoré par d'atroces souffrances, d'incessantes brûlures auxquelles il ne peut échapper qu'en se jetant -c'est la seconde version du mythe- dans le bûcher qu'il a lui même fait édifier.
L'équivalence entre l'activité d'écrire et la lente autodestruction semble également posée dans les trois œuvres à l'étude. Le dixième livre de Don Delillo, Mao II (1990), Beatus Ille (1986), de A. Munoz Molina et la Trilogie New yorkaise (1985) de Paul Auster présentent des êtres (écrivains ou non) littéralement vampirisés par la littérature et qui, conscients de cette autocondamnation et de l'échec qui va en résulter, vont chercher à regarder la mort en face. Cette attitude extrémiste n'est pas sans soulever de questions quant à l'objet de la malédiction; la peinture des sacrifiés de l'écriture ne sert-elle pas, à autre niveau, un questionnement sartrien sur la littérature, et en particulier sur son rapport au réel? La puissance mystificatrice de la littérature ne constitue-t-elle pas un autre piège, qui cette fois concerne le lecteur? Et, au-delà de l'illusion romanesque, la fiction peut-elle seulement prétendre saisir une réalité fuyante et par bien des aspects illusoire?
Notre étude s'attachera d'abord à montrer la mise en scène par chacune des œuvres de la consomption des êtres par la littérature; une seconde lecture mettra en évidence le spectacle de l'illusion romanesque auquel est convié le lecteur, la manipulation littéraire visant, en dernière instance, la représentation de l'illusion du réel.
[...] Bien plus, l'écriture, dont la réalisation ne semble pouvoir se passer de la mort, rend celle-ci séduisante. Bill ne meurt pas de sa lutte avec le terrorisme, mais de la maladie, de ‘l'agonie de la littérature' qui lui empêche de soigner ses blessures: C'était l'écriture qui poussait sa vie à disparaître. Plus avant dans Mao II, l'écrivain déclare: C'est à cause d'eux [les livres] que je meurs avant mon temps; le rapprochement entre la volonté, le devoir d'achever l'œuvre d'une part, et la propre fin de l'auteur de l'autre part, transparaît alors dans cette saisissante Finir! [...]
[...] (chap.5) Démystification De même que l'auteur fantasme un lecteur idéal qui le déçoit, de même, par un jeu de renversement, la déification de l'écrivain est illusoire. Si les livres doivent être lus avec autant de considération et de réserve qu'on a mis à les écrire (Thoreau, cité dans les Revenants), la réalité est tout autre; la fille au chewing-gum qui broute, au chapitre 7 de Cité de verre, le roman policier de William Wilson, alias Quinn, dit à ce dernier que ce n'est qu'un livre. [...]
[...] Le recensement planétaire rend compte d'une forme d'extinction des écrivains, impuissants à modifier la vie intérieure de la culture : nous devenons des effigies célèbres à mesure que nos livres perdent le pouvoir de façonner et d'agir déplore Bill. La seule façon de survivre, c'est de se laisser corrompre par la messe latine du langage, de la personnalité, d'une éventuelle vérité nouvelle et d'oublier que le roman alimentait naguère notre recherche d'une signification. Seul résiste le récit capable d'absorber la terreur environnante Résistance N'est-ce pas le romancier [ ] qui, mieux que tout le monde peut comprendre cette colère, peut sentir dans son âme ce que le terroriste pense et ressent? [...]
[...] Aussi le choix de l'œuvre lecture est-il déterminé, même de façon très limitée, par l'existence de celui qui la lit. Telle est la dialectique de la littérature : elle constitue à la fois une échappatoire permettant au lecteur de quitter, momentanément, le réel, et, à la manière d'un boomerang, un moyen de prendre conscience du je dans la réalité. La projection de Minaya dans l'œuvre de Solana n'est pas fortuite; son expérience de l'engagement politique et de la prison l'a tout naturellement amené à s'intéresser à la vie de l'écrivain, emprisonné huit ans pour ses idées républicaines; c'est cette démarche d'abord égocentrique qui va conduire le jeune amoureux de la littérature à établir une identité (déceptive) entre leurs deux existences. [...]
[...] Seul dans l'appartement vide aux murs blancs des Stillman, réfugié dans un réduit étroit et sombre, épuisé, Quinn parachève le processus d'amoindrissement amorcé avec le jeu littéraire de l'enquête. La dégradation physique ainsi laisse place à une forme de purification, qui est aussi la résultante d'une vie placée sous le signe de la négation et de la privation. Au rétrécissement de l'espace correspondent le dépouillement extrême de la nudité et l'atemporalité qui radicalisent la rupture avec le monde. Quinn s'absorbe, serein -ce qui arrivait n'avait plus pour lui d'importance- heureux, dans la contemplation du plafond, décidé à rester ainsi jusqu'à la fin. [...]
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