Dans le langage commun, nous sommes habitués à concevoir les notions de passion et de lois dans un rapport d'opposition, les secondes venant sans cesse contrecarrer la première qui pour s'épanouir pleinement ne devrait pas rencontrer de limites. En effet, on dit souvent de la passion qu'elle est aliénante, c'est-à-dire qu'elle nous fait sortir de nous-mêmes, du cadre de notre raison, ce qui implique une rupture avec les règles, lois, codes et autres repères qui régissent notre être ; en cela, il semble bien que la passion brise ce cadre et les lois qui le composent et il est d'ailleurs vrai que la notion de transgression est omniprésente dans les oeuvres étudiées... Cependant, s'arrêter à ce simple constat nous empêche d'en voir les effets sur la passion elle-même, et ainsi la réciproque de cette interaction loi/passion ; car si la passion se heurte à la loi, elle ne peut s'épanouir et accéder à une dimension de grandeur qu'en la transgressant et en en triomphant - du moins dans une certaine mesure. Une véritable passion peut-elle en effet se passer d'obstacles ? Au contraire, elle doit les affronter, les surmonter, voire les tourner à son avantage pour s'affirmer en tant que telle, d'où une nécessité des lois et de leur transgression, même si, nous le verrons, il est certaines lois impossibles à contourner. D'ailleurs, les oeuvres que nous avons sous les yeux ne sont-elles pas le témoignage d'une passion qui a dû rompre des cadres pour s'affirmer ? (...)
[...] D'ailleurs, on remarque qu'après l'épisode de M.V. où Langlois a fait justice lui-même en l'abattant, sans passer par une procédure judiciaire, bien qu'ayant envoyé une lettre de démission pour expliquer sa bavure, il n'est pas le moins du monde "question de disgrâce et de rancœur", bien au contraire, puisqu'il est promus commandant de louveterie. En outre, aucune contrainte sociale ne se fait sentir dans ce roman dans la mesure où les villageois, en admiration profonde devant lui, approuvent tout ce qu'il fait, et n'en ont pas d'ailleurs une pleine connaissance : "On ne voit jamais les choses en plein", reconnaît lui-même un villageois-narrateur. [...]
[...] La grande Douvre était sa maison". Mais le plus dur reste à venir, c'est-à-dire le sauvetage de la Durande ; et pour y parvenir, Giliatt va devoir affronter de multiples obstacles et déjouer de nombreuses lois, à commencer par celles de sa propre condition humaine : "Il avait vaincu l'isolement, vaincu la faim, vaincu la soif, vaincu le froid, vaincu la fièvre, vaincu le travail, vaincu le sommeil", où la répétition de "vaincu" insiste sur le poids des obstacles dressés par sa propre nature. [...]
[...] Quel est donc l'élément qui vient contrarier la passion de Langlois? La réponse est en partie donnée par Pascal, qui a donné son titre au roman : l'ennemi, c'est l'ennui, mais l'ennui métaphysique qui fait prendre conscience à l'homme de sa misérable condition, en accord avec une vision plutôt pessimiste de l'homme de la part de Giono, surtout à l'époque de la rédaction de ce roman, c'est-à-dire après la guerre qui fut l'occasion de tristes constats de Giono sur le genre humain. [...]
[...] Cependant, il faut reconnaître que toutes ces péripéties, qui sont autant d'épreuves pour la passion des héros, sont attendues par le lecteur, nécessaires même car dans notre idéal romanesque, la grandeur d'une passion se mesure aux obstacles qu'elle surmonte, et même si la moralité des expédients pour vaincre ces obstacles laisse à désirer, cette passion nous semble grande, noble, à tel point qu'elle est devenue un mythe dans la littérature française. Il faut reconnaître, ceci dit, que le fait que Des Grieux soit le narrateur, qu'il s'exprime dans un style noble et élevé, voire théâtral par moments, et qu'il parle encore sous le coup de la passion -nous le voyons à travers des sentiments encore indicibles : "N'exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments"- concourent évidemment à nous attendrir à son sujet, et à ennoblir la conception que nous pouvions nous faire de sa passion. [...]
[...] Même ambiguïté pour "vous qui désigne soit le lecteur face au narrateur, soit ce dernier face aux villageois, ou encore les villageois face à Saucisse. Tout cela est déjà assez complexe, mais Giono complique encore la situation en intervenant lui-même dans son roman comme une voix qui se serait discrètement interposée pour glisser un commentaire : "Alors, pour ces travaux mystérieux qu'on fait dans les régions qui avoisinent des tristesses et la mort, pourquoi n'y aurait-il pas un cérémonial encore plus exigeant?" : voilà un style trop élevé pour un villageois, c'est manifestement un connaisseur de l'âme humaine avec une pensée plus fine qui s'exprime ici. [...]
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