La critique littéraire et le monde universitaire en général évitent d'aborder la littérature de masse. Les romans des Danielle Steel, Michael Crichton et Paolo Coehlo sont des sujets de discussion tabous dans l'univers académique. Le nombre de périphrases (« romans de gare », « littérature commerciale », « littérature populaire » « pulp fiction », « junk fiction ») qui désignent la littérature de masse témoigne de ce malaise. Lorsque la critique délaisse son indifférence habituelle face à la littérature de masse, c'est pour en dénoncer l'absence de valeur ou même en critiquer le rôle idéologique. Bref, la littérature de masse suscite les mêmes réactions que le cinéma hollywoodien ou la musique pop auxquels on la compare parfois.
La question que j'aimerais ici aborder émane de cette comparaison. Je soumets l'hypothèse que c'est en la comparant avec les autres arts de masse qu'on pourra définir adéquatement la littérature de masse. Dans cette optique, les travaux de deux philosophes de l'art ayant traité de l'art de masse seront étudiés. A Philosophy of Mass Art (1997, Oxford) de l'Américain Noël Carroll et L'œuvre d'art à l'âge de sa mondialisation (2003, Bruxelles) du Français Roger Pouivet s'appliquent tous deux à définir l'art de masse. Influencés par des penseurs comme Walter Benjamin, Paul Valéry et Étienne Gilson, Carroll et Pouivet ont bien vu que la spécificité de l'art de masse concerne son mode d'existence.
J'expliquerai d'abord rapidement les raisons du refus philosophique de l'art de masse. Ce refus s'appuie en partie sur une conception de l'esthétique kantienne, mais aussi sur le romantisme et l'historicisme qui pendant deux siècles se sont constitués en doxa de la théorie esthétique. J'examinerai ensuite les définitions de l'art de masse proposées par Carroll et Pouivet, avant de m'attarder plus longuement sur leur « fonctionnement ». J'évaluerai en terminant si l'analyse de l'art de masse faite par Carroll et Pouivet demeure pertinente en mettant à l'épreuve l'efficacité opérationnelle du concept de littérature de masse.
[...] Selon lui, la spécificité ontologique de l'œuvre d'art de masse est sa diffusion. Dans les arts classiques, la production et la diffusion sont deux moments distincts, mais l'œuvre préexiste à sa diffusion. Les moyens de cette diffusion exécution, interprétation, accrochage, impression, exposition, publication ont toujours été extérieurs à l'œuvre, ce qui n'est plus le cas avec l'œuvre de l'art de masse [qui] n'existe même que par et dans sa diffusion.[6] Ce critère permet également de distinguer l'art de masse de la catégorie des arts populaires. [...]
[...] L'œuvre de l'art de masse est une œuvre d'art à instances multiples ou à types. Pouivet précise ce premier élément de la définition proposée par Carroll : l'œuvre de l'art de masse est systématiquement une occurrence du type produit à des fins de diffusion universelle; chaque occurrence est l'œuvre elle-même, aucune n'est plus authentique qu'une autre.[10] On voit bien que cette condition ne permet aucunement de distinguer la littérature de masse de toute autre littérature, pour la simple raison qu'il n'existe aucune œuvre littéraire, de masse ou non, qui soit singulière, comme peut l'être un tableau ou une sculpture. [...]
[...] X est produit et diffusé par une technologie de masse. Par ses formes narratives, les sentiments qu'elle appelle et même son contenu, X est accessible au moindre effort, virtuellement au premier contact, pour le plus grand nombre, et même pour un public qui n'a reçu aucune (ou quasiment aucune) formation.[2] Carroll, qui s'inscrit dans la tradition de la philosophie analytique, précise que les trois conditions sont conjonctivement nécessaires pour que X soit une œuvre de l'art de masse. La théorie de Carroll se distingue de celles qui nient à l'art de masse le statut d'art : ce sont des théories évaluatives tandis que celle de Carroll est classificatoire. [...]
[...] Lorsque la critique délaisse son indifférence habituelle face à la littérature de masse, c'est pour en dénoncer l'absence de valeur ou même en critiquer le rôle idéologique. Bref, la littérature de masse suscite les mêmes réactions que le cinéma hollywoodien ou la musique pop auxquels on la compare parfois. La question que j'aimerais ici aborder émane de cette comparaison. Je soumets l'hypothèse que c'est en la comparant avec les autres arts de masse qu'on pourra définir adéquatement la littérature de masse. Dans cette optique, les travaux de deux philosophes de l'art ayant traité de l'art de masse seront étudiés. [...]
[...] Pouivet ne reconnaît cependant pas que l'art de masse puisse être un art populaire. Il estime que tout art populaire est l'art d'un peuple, c'est-à-dire d'une communauté qui partage une langue et une histoire. Les arts populaires ont un public déterminé et supposent des pratiques traditionnelles. L'art de masse au contraire s'adresse à une masse indifférenciée, à un auditoire sans visage. Or, il n'est d'ailleurs pas du tout nécessaire d'être familier avec les traditions de l'art de masse s'il y en a pour y accéder. [...]
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