"L'objet littéraire est une étrange toupie qui n'existe qu'en mouvement. Pour la faire surgir, il faut un acte concret qui s'appelle la lecture." C'est ainsi que dans Qu'est-ce que la littérature, Jean-Paul Sartre définit l'œuvre littéraire. Il y aurait, selon l'écrivain, un lien incontournable entre celle-ci et sa lecture. La lire correspondrait à l'animer, à lui permettre de se déployer. L'idée d'un déploiement de l'œuvre littéraire à travers la lecture et d'un mouvement perpétuel qui la parcourrait, ici véhiculé par la métaphore de la toupie, sont également présents dans les études de Maurice Blanchot.
Dans L'espace littéraire il affirme: "Lire (...) exige plus d'ignorance que de savoir, exige un savoir qu'investit une immense ignorance et un don qui n'est pas donné à l'avance, qu'il faut chaque fois recevoir, acquérir et perdre, dans l'oubli de soi-même". Le propos se développe en deux parties, idéalement reliées par la troisième personne de l'indicatif présent du verbe exiger. Le premier mouvement vise les conditions nécessaires, selon Blanchot, à la lecture. Celle-ci devrait être investie d'une ignorance, affirmation paradoxale qu'il convient d'expliquer à l'aide de la deuxième partie du premier mouvement. Le fait de lire, en effet, "exige un savoir qu'investit une immense ignorance." Il ne faut donc pas comprendre cette dernière comme l'absence de connaissance ou comme la naïveté d'un lecteur démuni; il s'agit plutôt d'indiquer un choix de lecture. Le savoir lire correspondrait au savoir lire de façon ignorante ou encore à maîtriser l'ignorance au sein de la lecture.
Le lecteur savant devrait aborder une œuvre en oubliant ses connaissances, opérant une authentique tabula rasa, pour se présenter au moment de lire, libre de tout élément, référence ou idée sensibles de perturber la réception de l'œuvre elle-même. Cette étrange forme d'oubli conscient et volontaire est développée dans le second mouvement. L'œuvre littéraire serait un don et ne serait pas antérieure à la lecture, les deux se développeraient ensemble. Enfin, la lecture serait constituée de phases successives comprenant la réception de l'œuvre, sa maîtrise et sa perte, aboutissant à son oubli, et, par la même occasion, à l'oubli du lecteur en temps que tel. Une toupie, en somme, démarrant et achevant sa rotation frénétique dans l'horizon d'un éternel retour à la case départ, celle de l'ignorance, dans le sens déjà précisé.
[...] "Lire exige un don qui n'est pas donné à l'avance, qu'il faut chaque fois recevoir, acquérir et perdre, dans l'oubli de soi-même". L'œuvre, qualifiée par Blanchot comme don, n'est pas donnée préalablement à la lecture, comme déjà précisé en phase préparatoire. Et pour cause, car Blanchot veut dire par là que l'œuvre est donnée au moment même où elle commence à être reçue par un lecteur quelconque pour être ensuite acquise et perdue. Cette idée est essentielle. Il soutient lui-même, plus loin dans le texte: "Qu'est-ce un livre que l'on ne lit pas ? [...]
[...] Celle-ci permet donc à l'écriture de prendre vie également, grâce aux univers personnels et aux expériences de lecture des lecteurs, dans une multitude d'esprits sans l'imposition d'une homogénéité de lecture ou de contraintes, quelles qu'elles soient. [...]
[...] Un lecteur imbu de son savoir, à la seule vision du nom de l'homme d'État et auteur latin, se serait représenté ses écrits, son avis personnel de l'auteur et de ses œuvres, les éventuelles anecdotes entourant la lecture de ses textes; en somme, un ensemble hétérogène transcendant l'objectif, le sens et l'intérêt de la démarche de Montaigne. Une lecture ignorante, dégagée de cet univers interprétatif parallèle, permet en revanche de cueillir subitement la visée de l'auteur et de ne pas réduire la citation à un lieu commun et/ou à un préjugé dont le cité serait atteint. [...]
[...] Mais ce n'est pas uniquement le cas des réécritures. C'est le cas de toute œuvre présentant de façon plus ou moins manifeste des relations intertextuelles. The Wasteland de T.S. Eliot est un véritable pastiche qui ne cesse de faire référence à d'autres textes : Oces voix d'enfants, chantant dans la coupole!" (Amour, Parsifal de Verlaine); "You! hypocrite lecteur!—mon semblable,—mon frère!" (Les Fleurs du mal de Baudelaire) et encore Le Prince d'Aquitaine à la tour abolie (El Desdichado de Gérard de Nerval). [...]
[...] Lorsque Zola affirme : "Dans les «Rougon-Macquart» je fais des expériences: je mets des personnages dans une éprouvette, j'ajoute des événements, d'autres personnages, et je décris ce qui se passe sans jamais m'écarter des lois de la nature"; le lecteur peut certes accueillir le message, mais ce n'est pas pour autant qu'il réussira à étouffer son sens critique. L'on voit ainsi que le procédé de la lecture ignorante se heurte à un premier problème, le lecteur peut-il se libérer complètement de ses influences, ses idées, sa culture ? [...]
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