On peut affirmer qu'il y a deux sortes de livres dans la littérature française: d'abord ceux qui respectent la réalité matérielle, les données de la vie et dans lesquels l'auteur introduit une fiction, imaginaire mais qui se développe dans un monde où les hommes restent des hommes, où les lions rugissent et où les arbres sont abattus à l'aide d'une tronçonneuse ou d'un passe-partout; ensuite les ouvrages dans lesquels l'imagination de l'auteur ne se contente pas d'opérer sur cette fiction, mais où elle transforme aussi l'univers dans lequel évoluent les personnages. Dans cette sorte d'ouvrage, certains écrivains se contentent de faire appel à l'extraordinaire, à la magie et les superposent à la réalité quotidienne. D'autres créent un univers différent du nôtre, obéissant à ses propres lois qui ne sont pas les lois de la réalité que nous connaissons. Boris Vian est de ceux-là. De son univers personnel et différent, noue n'allons pas essayer d'embrasser l'ensemble et nous nous limiterons à un aspect particulier. Nous étudierons les interférences entre les règnes végétal, animal, humain et extrahumain que l'on peut trouver dans l'œuvre narrative de cet écrivain. Par le terme œuvre narrative, nous entendons les six romans publiés, c'est à dire, dans l'ordre chronologique : Trouble dans les Andains, Vercoquin et le Plancton, l'Ecume des jours, l'Automne à Pékin, l'Herbe rouge et l'Arrache-Cœur, ainsi que le recueil de nouvelles les Fourmis, les trois nouvelles inédites du vivant de leur auteur et rassemblées sous le titre: les Lurettes fourrées et Surprise-partie chez Léobille. En effet, comme le remarque Henri Baudin dans son étude Boris Vian, la poursuite de la vie totale, il n'y a pas de frontière fixe entre les trois règnes dans l'œuvre narrative de Boris Vian. L'un ou l'autre des individus de chaque règne peut emprunter tout ou partie de caractéristiques d'un individu d'un règne différent, et de plus, des phénomènes extrahumains peuvent affecter les représentants des trois règnes communicants.
[...] De toute façon, le portrait de la "reniflante"[26] est une réussite remarquable de l'imagination parodique. En rejetant tout recours au véritable réalisme, en composant une caricature à l'aide d'éléments hautement fantaisistes, Vian nous donne à voir, de toute évidence, une cartomancienne de quartier. Il y a une réussite constante chez lui dans ces évocations au second degré: il sait à merveille évoquer une chose ou un être en en désignant un autre. Il faudrait citer le chapitre de la "reniflante" en entier si on voulait grouper tous les éléments de la caricature, à commencer par les accessoires de voyance: le corbeau qui "accueillait les visiteurs en leur tendant un rat crevé qu'il tenait délicatement par la queue", le feu de bengale, "l'inhalateur de cristal synthétique" et, sans doute l'élément le plus remarquable, le "gros papillon beige, évanoui, cloué au tapis de table passé par le poids de l'inhalateur", création saisissante de l'imagination de l'auteur qui ne contribue pas peu à créer l'atmosphère particulière de cabinet de consultation de la "reniflante". [...]
[...] C'est un des hommes qui entretiennent la ligne, dit Nicolas par-dessus son épaule. Ils sont habillés comme ça pour que la boue n'entre pas jusqu'à eux. C'était c'était très laid murmura Chloé."[22] Le travail fait donc de l'homme un animal hostile et antipathique. Et si Colin tente de rassurer Chloé, sans doute ne se sent-il pas à l'aise parmi ces hommes qui n'ont pour eux "qu'une pitié un peu narquoise."[23] Autre démonstration de la même idée, dans le même roman: les ouvriers qui travaillent sous la direction de Chick: "Au pied droit de chacun, un lourd anneau de fer était fixé. [...]
[...] gémissait Fromental à plat ventre dans la sciure et se tenant la tête à deux mains. Il bavait comme une limace. Tu es mon maître, dit Fromental ( . Au même moment, dans le café, "les serveuses, une à une, s'étaient évanouies, comme des mouches( [292] En outre, le Major se livre couramment à d'abominables violences sur des innocents qui n'ont d'autre tort que de croiser son chemin. Ici, il décapite "d'un revers de canne, un inoffensif consommateur"[293], se vante d'avoir rempli des cimetières; là, en automobile, assassine "par écrasement, un vieux marchand des quatre saisons"[294], simplement parce qu'il a été contrarié dans ses projets. [...]
[...] Il consiste en prières avec répons, en chapelets et en un fort commode système de dispenses. Les prières se disent dans des circonstances bien définies, par exemple pour commencer ou clore un entretien, ou pour vérifier si l'interlocuteur connaît bien son catéchisme. Ainsi, lorsque Claude Léon dit à Petitjean: "Je veux me présenter devant mon créateur muni d'une âme nette. . Comme si elle avait été lavée avec Persil, dirent-ils d'une même voix suivant le rite catholique, et ils firent un signe de croix des plus classiques."[42] Plus loin, Petitjean se présente ainsi à l'archéologue et à son aide, la jolie Cuivre: après avoir décliné ses titres, "c'est moi, dit-il, une, deux, trois, nous irons au bois Quatre, cinq, six, cueillir des saucisses, compléta Cuivre. [...]
[...] Devant lui, il y avait son image, comme gravée dans la feuille d'argent. Il refit la lumière et elle s'effaça lentement."[210] Outre la beauté littéraire du passage, qui subsiste dans ces extraits incomplets, il faut remarquer que le reflet est promu à l'indépendance du double, jusqu'à ce que Wolf, devant la contradiction qu'il lui apporte, décide de la faire disparaître. Le double: telle est la fonction du reflet lorsque celui-ci est arrivé au bout de son évolution, que toute l'animation est accomplie. [...]
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