Vers 3300 avant J.C naissait l'écriture, à Sumer, en Mésopotamie, et avec elle l'Histoire commençait. Depuis, les mots nous pourchassent, quand nous ne courons pas nous-mêmes derrière eux. Homo Sapiens en est devenu dépendant : il crie lorsqu'il s'énerve, s'esclaffe s'il est heureux, dénonce quand il le faut et écrit inlassablement chaque fois que sa conscience le lui réclame. Le langage fait désormais partie de son existence, il vit avec sans pouvoir s'en affranchir. Avec Les Mots, Sartre avait bien tenté de démystifier l'écriture : cela lui valu le prix Nobel de Littérature. On n'évince pas si facilement 10 000 ans de civilisations, 10 000 ans de mots gravés dans la roche, imprimés sur les murs, tracés à la plume le long des parchemins, émanant désormais, dans un sillon de bleu, de la bille du Bic moderne. L'acharnement du langage, dans sa traversée des siècles, est celui de l'imagination, contrainte de s'exprimer dans l'attente de sa disparition. Voilà où se situe l'addiction : l'Homme, terriblement conscient de sa finitude, n'a de cesse d'espérer en l'immortalité. Les mots la lui fournissent, donnant, à ses productions les plus abstraites, à ses idées les plus intimes, la matérialité nécessaire à leur survie.
Imagination et mots, deux noms aussi antithétiques qu'indissociables, deux noms qui, brassés à l'infini, continuent de semer le doute : imagination autonome qui exploite les mots ou langage imaginant, substrat nominal de l'imagination reproductrice … ?
On peut supposer que l'esprit fonctionne par images et c'est en tout cas l'impression véhiculée par nos sociétés modernes. Il n'y a qu'à observer l'impact de la télévision ou de la publicité sur nos comportements et les préjugés qu'elles peuvent faire naître en nous. En cette année d'élections, on ne peut d'ailleurs s'empêcher de faire allusion aux méthodes utilisées par les politiques pour se mettre en avant et avec eux leurs idées. L'esprit humain est réceptif aux images visuelles qui lui sont transmises et que son imagination mémorise en même temps qu'elle les interprète, lui fournissant ainsi une forme de connaissance de la réalité, à distinguer de toute vérité scientifique. De là naît l'idée que, pour penser, encore faut-il pouvoir imaginer, c'est-à-dire être en mesure de recevoir les images et les sensations véhiculées par le réel. On approche ici la théorie de Malebranche pour qui imaginer revenait à « penser par le corps ». De lui toujours, nous vient la définition de l'imagination comme « cette puissance que possède le corps de modifier ou de déterminer les pensées de l'âme ». L'imagination laisse des « traces » dans notre cerveau auxquelles sont ensuite associées des idées.
[...] L'argumentation s'arrête à ce nom : on est bien face à une image matérialisée par un mot ! La même situation se reproduit si vous faites goûter à quelqu'un un steak haché signé Ducasse : alors, ce n'est plus du steak haché, c'est autre chose et en plus c'est original cette manière de cuisiner le bœuf . La réflexion, la critique s'éludent devant le contenu du mot. Ce n'est d'ailleurs pas une découverte récente : les contrats visant à la propriété exclusive d'un nom se négocient des millions. [...]
[...] Mettre des mots sur une pensée ou une vision de l'esprit revient à l'ancrer dans l'histoire parce qu'alors, elle n'est plus cette abstraction flottante du psychisme dépourvu de cadre spatio-temporel. Cela souligne au fond la matérialité du langage dont la finalité est de rendre l'imagination plus humaine en lui donnant un statut dans l'histoire de l'humanité. Et cela peut aller loin. On pourrait par exemple citer Socrate : en tant que philosophe, il devait penser beaucoup et imaginer tout autant. Cependant, Socrate n'a rien écrit. [...]
[...] L'imagination n'est pas une affaire de mots, ce serait trop simple. Le lien est double, réciproque : notre imaginaire crée des mots qui en exaltent les potentialités. Les mots véhiculent des images, ils exposent la réalité, mais leur signification s'accompagne toujours d'un contexte dans lequel ils sont prononcés, ce qui en fait des images dynamiques qui se meuvent dans le réel et forment le tissu de l'imaginaire. L'imagination, c'est cette structure complexe du cerveau qui se nourrit des mots, les rejette quand ils ne veulent plus rien dire pour elle, les forge sur l'enclume de l'existence humaine. [...]
[...] Lorsqu'on apprend une langue, on apprend aussi à s'exprimer avec les seuls mots que l'on a appris, c'est-à- dire à restreindre son vocabulaire, et certains concepts, lorsque l'on commence à pouvoir penser dans cette langue, finissent par disparaître. Aussi est-il bien plus facile de rédiger un texte personnel dans une langue étrangère que de s'exercer au thème. En pratiquant ce dernier exercice, on réalise l'importance du nombre de mots que l'on ne connaît pas et pourtant, on s'étonne toujours qu'ils ne nous aient pas manqué plus tôt. Nous n'en avons jamais eu besoin. [...]
[...] Celui qui crée le mot répond à un besoin de signifier une sensation, une perception, voire une idée, en émettant l'hypothèse d'une pensée sans langage. C'est la définition du poète. Ce dernier crée des images nouvelles avec des mots nouveaux, offrant à son lecteur une autre vision de la réalité, celle d'une imagination stimulée par la sensibilité artistique. À nouveau, il ne faut toutefois point s'y méprendre : penser le mot comme on pense un objet, joignant à sa forme son essence même. [...]
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