L'histoire littéraire, le goût des lecteurs modernes et l'enseignement scolaire ont eu tendance, jusqu'à une époque récente, à simplifier le théâtre du XVIIe siècle autour de ses composantes raciniennes, classiques et tragiques, d'où seules dépassaient les comédies de Molière. Du théâtre de Corneille, ne survivait finalement dans la mémoire collective que le nom du Cid, les yeux de Chimène, quelques vers de la rage désespérée de Don Diègue et un exemple de litote incontournable par tout dictionnaire de rhétorique. C'était faire fort peu de cas de la valeur du théâtre de Corneille et de l'extraordinaire variété de sa production dramatique. Plus encore, c'était réduire le théâtre du XVIIe siècle à une pureté tragique rigoureusement ordonnée par les doctes, expurgée de toute « bassesse de comédie » et encadrée par des règles tenant en quelques vers de Boileau passés à la postérité. C'était ainsi postuler une hiérarchie et un cloisonnement étanche des genres qui était complètement étranger aux productions baroques du premier XVIIe siècle, cadre d'où a éclos quantité de chefs-d'œuvre.
[...] Mais plus qu'éclairer la scène cornélienne, en opérant une division et en manifestant les opacités poétiques de son auteur, Le Cid nous a semblé incarner les tensions de la scène française qui s'infléchit vers une scission binaire du champ dramatique, poussant les pièces transgenres vers la pureté formelle et générique. Ouvrant de nouvelles voies dramatiques, il referme aussi derrière lui le temps des pièces baroques, réussissant le paradoxe de constituer un climax des deux genres en même temps qu'il échoue à les satisfaire tous les deux. [...]
[...] Le critique Jean Serroy, s'attachant à la problématique du genre de l'œuvre, déclare à ce propos : Comique appelant le tragique avant Le Cid, la scène cornélienne, avec Le Cid, devient tragique, sans se couper de sa composante comique. Le Cid constituerait donc une rupture, comme le souligne la syntaxe de la citation mettant en valeur deux temporalités bien distinctes, en même temps qu'un carrefour poétique opérant la conjonction des genres comiques et tragiques, comme le suggère la concaténation en chiasme de la citation (comique/tragique/Le Cid/Le Cid/tragique/comique). [...]
[...] Votre Cinna guérit les malades : il fait que les Paralytiques battent des mains, il rend la parole à un Muet, ce serait trop peu de dire à un Enrhumé. Ainsi, il semblerait, en dépit des échos comiques qui survivent dans la scène cornélienne postérieure au Cid, que le dramaturge ait souhaité infléchir sa production vers un modèle tragique expurgé de tout comique. D'ailleurs, ne peut-on pas voir dans Le Cid la dernière pièce tragique de Corneille manifestant une dette à ses prédécesseurs comiques, plutôt que d'y voir l'illustration d'une imprégnation comique balayant tout le répertoire cornélien ? [...]
[...] Force est de constater que la scène cornélienne tend manifestement à se couper du genre comique, tant l'attraction du modèle tragique est sensible. Les contemporains de Corneille n'ont d'ailleurs pas manqué d'apprécier la perfection de l'entreprise tragique cornélienne comme en témoigne le succès des pièces des années 1640 après les turbulences du Cid. Ni d'ailleurs de le féliciter, comme le fait Guez de Balzac dans sa lettre du 17 janvier 1643 : Monsieur, J'ai senti un notable soulagement depuis l'arrivée de votre paquet, et je crie Miracle ! [...]
[...] Aussi, peut-être faut-il voir dans Le Cid et ses nombreuses corrections la lente adaptation du tragique cornélien aux normes tragiques et la tentative d'en effacer les composantes comiques, sans toutefois y parvenir intégralement. Tragédie depuis l'écriture jusqu'à la représentation, Cinna n'aura pas à souffrir ce processus de rehaussement tragique, et c'est pourquoi il nous apparaît comme débarrassé de tout comique. Quant à L'Illusion comique, il semblait de toute évidence qu'elle ne pouvait être l'enjeu d'une telle démarche tant la pièce est absolument irrécupérable pour ce genre d'opération. [...]
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