Si les transferts métaphoriques entre règne humain et règne animal ont constitué depuis longtemps en littérature un motif esthétique riche et intellectuellement pertinent pour comparer deux manières d'être au monde et interroger la frontière entre nature et culture, ce topo du bestiaire a pris, avec la littérature des camps une dimension inédite et tragique. En effet, pour la première fois dans l'histoire, la représentation philosophique et biologique d'une coupure ontique entre les hommes et les autres êtres vivants est à cette époque directement remise en cause à un niveau idéologique avec le credo nazi, mais aussi concrètement éprouvée dans son application avec l'expérience des camps, en passant de la théorie radicale à la pratique soldée par l'entreprise génocidaire.
[...] L'animalité se charge ainsi ici de positivité. C'est d'ailleurs le sens de l'érotisme qui traverse le recueil et qui transforme la sensualité en pulsion de vie lorsque PC chante le désir à travers le corps de la femme, par exemple dans le poème Devant une bougie Svelte, élancée, ombre mince aux yeux amandes, la bouche et le sexe pris dans la danse d'une faune de sommeil Cependant, c'est aussi par une image féminine et sensuelle qu'est défini l'aspect monstrueux de la culture avec la figure de Margarete la Sirène aux cheveux d'or en référence au pacte faustien. [...]
[...] Ce ne sont pas des Menschen, des êtres humains, ms des bêtes, des porcs, c'est évident L'expérience du quotidien dans les conditions imposées par le camp détermine en effet certains comportements de type bestial, notamment du fait du manque de moyens mis à disposition des prisonniers, ce que PL appelle la violence inutile et qu'il définit dans l'exemple des 3 usages de la gamelle pour les femmes de Birkenau (toilette, repas, besoins) pour montrer la réduction au bas corporel, à la stricte nécessité ; thème que l'on retrouve d'ailleurs chez RA dans la description des repas avec les motifs itératifs du pain, de la soupe et des patates par le procédé qui consiste à personnifier, anthropomorphiser la nourriture (par glissement sémantique). [...]
[...] En effet, de son côté le prisonnier renaît en tant qu'Homme dans son retour aux prémisses de l'existence biologique. Il acquièrt en fait une forme de liberté par son expérience de la vie instinctive, de l'exploration approfondie de l'univers perceptif qui le rapproche en ce sens, de ce que les Grecs appelaient la métis c'est-à-dire l' intelligence des animaux, le flair, la ruse qui permet d'inverser ainsi les rapports de force, de même que le travail forcé pour certains. La formule ironique des nazis selon lequel le travail rend libre peut être ainsi réinterprétée : PL explique à cet égard que le travail manuel peut devenir une sorte d'ascèse, une occasion conradienne de se mesurer d'éprouver ses propres limites et par là même de se réaliser en tant qu'Homme contrairement au SS enfermé dans son propre rôle autoritaire ; ce qu'évoque d'ailleurs précisément RA dans la description du travail de la mine : au cœur de la mine, le corps courbé, dans la tête défigurée, le monde s'ouvrait : la distance entre l'homme et la terre le rendait distinct, non plus enfoui en elle, ms maître d'elle En même temps que l'acquisition d'une certaine dignité, c'est aussi un caractère indispensable que le travail confère au prisonnier au sens même de la dialectique hégélienne ; RA évoque notamment cette forme de supériorité des prisonniers à travers la nécessité qu'ils représentent pour les bourreaux : s'ils veulent encore avoir demain de la matière à SS, il faut que nous dormions. [...]
[...] C'est un rêve de SS de croire que nous avons pour mission historique de changer d'espèce, et comme cette mutation se fait trop lentement, ils tuent. Non cette maladie n'est pas autre chose qu'un moment culminant de l'histoire des Hommes. Ces 3 œuvres mettent ainsi en valeur une représentation polymorphe emblématique de la complexité du statut de l'individu et du personnage concentrationnaire qui va dans le sens d'une inversion de l'idéologie nazie par un jeu sur le sens littéral et figuré de l'animalisation des hommes. [...]
[...] La convocation d'un bestiaire foisonnant prend donc cette fois-ci le visage d'une autre bestialité associée désormais à la cruauté. La nécessité de repenser ces 2 notions d'humanité et d'animalité, autrement que comme une dichotomie absolue où chacune serait spécifiquement attribuée au groupe des bourreaux ou à celui des victimes L'animalité ne désigne d'ailleurs pas exclusivement ce qui est propre à l'animal, ce qui est du ressort du bestial négatif, de la menace de l'humanité et donc ce qui déshumanise ; de même que l'humanité ne fait pas nécessairement référence au propre de l'homme dans ses attributions et ses caractéristiques traditionnelles. [...]
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