Thème prépondérant, la transformation est au cœur du roman de Marguerite Yourcenar, L'Œuvre au Noir, publié en 1968. C'est par la métaphore d'une transmutation alchimique que le lecteur voit évoluer Zénon, le personnage principal, selon une perspective humaniste perçue dans sa dualité : tout ce qui est positif est révélé par sa négativité, tous deux étant indissociables. La métamorphose de Zénon se lit au fil de ses expériences, nécessaires, voire indispensables, pour l'auteure. Ainsi, dans ses Carnets de notes de l'Œuvre au Noir, Marguerite Yourcenar éclaire la lecture de son roman de la maxime suivante :
« Il faut passer par la débauche pour sortir de la débauche, il faut passer par l'amour – au sens conventionnel du terme – pour juger l'amour ; il faut passer par l'histoire pour se dégager des pièges de l'histoire – c'est-à-dire de ceux de la société humaine elle-même dont l'histoire n'est qu'une série d'archives. Déboucher sur ce temps où n'est pas l'homme. »
Celle-ci est évidemment à comprendre dans sa généralité, mais aussi dans son parallèle avec le roman dont elle synthétise l'un des buts du héros. Implantée dans une Europe du XVIe siècle, L'Œuvre au Noir est insérée temporellement dans une continuité entre le Moyen-Âge et la Renaissance, que Marguerite Yourcenar choisit de dépeindre de façon assez sombre, contrairement aux images plus solaires qui reflètent habituellement cette période. Le personnage de Zénon, qui aspire à la connaissance et se refuse toute attache géographique, et même sentimentale, voyage et apprend donc tant dans les livres que par l'expérience. Dans l'épigramme sentencieux plus haut cité, la romancière structure en trois aspects distincts cette expérience qui doit – en effet, elle présente cela comme ayant valeur universelle – obligatoirement précéder le savoir et les leçons qui en découlent : la débauche, l'amour et l'histoire. Chacun de ces concepts est alors vu dans sa dualité, à savoir le vivre et y sombrer d'une part, pour pouvoir mieux en sortir, et en tirer des conclusions qui forment un apprentissage de la vie, d'autre part.
Mais en quoi et comment la dualité et la nécessité de ces expériences humaines peuvent-elles constituer une démarche humaniste ?
Après avoir défini ce qui constitue une démarche humaniste, tant à l'époque dans laquelle l'auteure situe son roman qu'à celle de l'écriture de celui-ci, c'est une analyse de chaque point soulevé par l'auteur, c'est-à-dire la débauche, l'amour et l'histoire, qui sera vue à travers deux temporalités, celle de l'œuvre, et celle de l'auteur, ainsi que par le prisme de la démarche humaniste. L'étude de la dernière phrase, dans sa généralité mais aussi comme conclusion aux impératifs énumérés préalablement, viendra élargir le regard humaniste posé par l'auteure sur notre société.
[...] Mais c'est l'accumulation des horreurs dont il a été le témoin, qui finit par atteindre sa soif de connaissance qu'il espérait voir servir l'avenir et le progrès en marche. La violence de la société sur l'individu, afin que ce dernier s'y soumette et y trouve une place dans le respect des lois en vigueur, l'a sans doute un peu « brisé » moralement. Finalement, ce sont ses Prognostications des choses futures, ironiques, presque comiques, telles celles de Nostradamus, simplement basées sur l'observation et le bon sens, qui viennent ici soutenir l'assertion de Marguerite Yourcenar. [...]
[...] Lorsque par amour, elle succombe au vicomte, cela la mène à sa perte. À deux époques très différentes, ce qui tient de la naïveté dans la débauche car en 1782, leur liaison tient de la débauche mène à la tragédie, sous la plume des deux auteurs. Quant à Zénon, c'est précisément parce qu'il a connu les expériences prohibées par l'Église au XVIe siècle et s'en est fait sa propre opinion qui rejoint la nôtre aujourd'hui qu'il ne juge jamais Cyprien. [...]
[...] Enfin, et c'est sans doute pour faire suite aux sous-entendus de la dernière partie de la phrase précédente portant sur l'Histoire l'auteur rêve de « Déboucher sur ce temps où n'est pas l'homme ». La nature peut-être un peu antisociale de la romancière, qui s'est d'ailleurs installée sur l'Île des Monts Déserts au large de l'état américain du Maine à partir de 1950, ressort sans doute un peu dans la fin de cette citation, de plus en plus pessimiste à mesure qu'on la lit par ailleurs. [...]
[...] En somme, l'expérience de Zénon est de nouveau douloureuse. Pourtant, si Zénon semble être un personnage détaché des relations affectives dans la grande majorité du roman, notamment en raison de sa qualité de médecin qui lui impose une distance nécessaire, et peut-être aussi parce que ses sentiments sont en contradiction avec son besoin insatiable de liberté, il en fait néanmoins une description qui donne à penser qu'il n'en est rien : Mais le contraire aussi était vrai. Les événements étaient en réalité des points fixes, bien qu'on eût laissé derrière soi ceux du passé, et qu'un tournant cachât ceux de l'avenir, et il en allait de même des personnes. [...]
[...] Ceux qu'il avait préférés étaient les plus secrets et les plus périlleux, du moins en terre chrétienne, et à l'époque où le hasard l'avait fait naître ; peut-être ne les avait-il recherchés que parce que cette occultation et ces défenses en faisaient un sauvage bris des coutumes, une plongée dans le monde qui bouillonne sous-jacent au visible et au permis. Ou peut-être ce choix tenait-il à des appétences aussi simples et aussi inexplicables que celles qu'on a pour un fruit plutôt que pour un autre : peu lui importait. L'essentiel était que ses débauches, comme ses ambitions, avaient somme toute été rares et brèves, comme s'il était dans sa nature d'épuiser rapidement ce que les passions pouvaient apprendre ou donner. [...]
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