Les philosophes du XVIIIème siècle, en modélisant la nature en ont fait un concept problématique et paradoxalement prospectif. Plus encore que leurs prédécesseurs, Voltaire ou Rousseau ont construit une image de la nature qui satisfaisait à leurs intentions démonstratives, soit qu'elle permettait d'invalider le concept de progrès soit, au contraire qu'elle le rendait possible. Quelles qu'aient été la finalité de ces modélisations, elles mettaient en balance les concepts de nature et d'artifice, rejetant souvent ce dernier dans la sphère du négatif et du nuisible. Ces auteurs, dont l'argument principal était de battre en brèche les conservatismes idéologiques et les préjugés, se servaient de ces concepts comme d'outils opératoires fictifs propres à défendre leurs positions. Le bon sauvage rousseauiste est une pure figure intellectuelle qui sert à démontrer la nature corruptrice de la société ; l'Ingénu de Voltaire est un homme de la nature qui, utilisant un regard neuf, permet de mettre à nu les plaies d'un système sclérosé ; les sauvages de Diderot, dans le Supplément au voyage de Bougainville, rendent compte des absurdités de la civilisation et des artifices occidentaux. Leurs sauvages respectifs jouaient les personnages de ce que Starobinsky a identifié comme des " bouffons ", c'est à dire des hommes qui ont pour privilège de dire la vérité.
Au XIX ème siècle, le recours à des êtres artificiels est aussi fréquent, mais, avec l'essor de la science et du positivisme, ces derniers prennent des visages inédits : ce sont des créatures créées de toutes pièces par les hommes. Pour autant, on peut le voir, même si la justification de leur existence est différente, il n'en reste pas moins qu'elles continuent d'interroger le couple de la nature et de l'artifice tout en renouvelant sa portée à l'époque. Ainsi, un critique a pu écrire à propos de Frankenstein : " Puisque la nature n'existe qu'à travers l'art, lui même étant un produit de la science, la seule nature à étudier est l'artifice, ou mieux encore, l'humanité comme production permanente d'artifices. " La relation entre la nature et l'art est, comme au XVIII ème siècle, posée dans un rapport de dépendance, mais celle-ci est modifiée. La nature, comme construction artificielle et conceptuelle de l'homme, était le pôle positif alors que dans cette citation la nature ne jouit pas du même statut. En effet, elle est une partie de l'art, qui est lui-même un terme hyponyme qui a la science pour hyperonyme, science qui semble être la pierre angulaire de cette assertion. Pour autant est-ce réellement le cas pour nos trois œuvres, Frankenstein, l'Eve Future et l'Homme au Sable ? Il est évident que l'artifice est au centre de celles-ci grâce au personnage de la créature artificielle. Mais, comme dans toutes les œuvres qui mettent en scène un personnage créé de toutes pièces, il faut évidemment chercher à déterminer la valeur que ces textes assignent à celui-ci. A cette interrogation générale, il faudra en outre examiner comment cette idéologie est mise en scène. Est-ce que, comme le laisse penser la citation, la nature est totalement assimilée par l'art et, plus précisément encore dans nos trois textes, les rapports entre l'artifice et la nature ne se présentent-ils pas sur le modèle de la perte ? L' artifice, en somme, n'est-il jamais autre chose dans nos textes qu'une entreprise défaillante visant à copier la nature ou encore à mettre en lumière les limites et les défauts de l'humanité, pensée précisément comme stricte productrice d'artifices ?
Pour répondre à cette question, il est nécessaire de rendre compte tout d'abord du fait que ces œuvres sont ancrées et centrées sur l'artifice et que celui-ci est, dans une certaine mesure, effectivement pensé comme un processus " permanent ". Cette création opère ensuite une réduction à l'autre de toutes les formes d'altérité, précisément par l'utilisation de l'autre à des fins idéologiques, laquelle création rédéfinit les rapports qu'entretiennent l'artifice et la nature en intégrant une dimension que la science était peut-être seule capable de souligner, le réel.
[...] L'autre ne se réduit dès lors plus intégralement à soi et devient un personnage autonome. La prise de parole du monstre, qui traduit sa révolte dans Frankenstein, marque l'épiphanie de cette indépendance ; en racontant sa vie, le monstre montre qu'il n'est pas seulement le calque de Victor Frankenstein. Pour Nathanaël, la créature est finalement la figure de l'autre inassimilable à cause de son inanité indépassable. La scène de la dispute entre Coppola et Spalanzani renvoie précisément à l'idée qu'il n'est pas le maître de celle- ci. [...]
[...] Enfin, dans l'Homme au Sable, l'obsession de Nathanaël sur les yeux est la clé de sa lecture du monde. Ses dernières paroles : " Ah ! zoulis zyeux, zoulis zyeux ! " renvoient directement à la thématique initiale du regard et de l'histoire du marchand de sable, premier traumatisme, raconté par sa nourrice. Du début à la fin du récit, les yeux constituent la grille de lecture de son monde, soit qu'ils lui paraissent inexpressifs, comme pour Clara, soit au contraire qu'ils semblent idéaux, purs comme chez Olympia. [...]
[...] Le réel, défini comme la juste représentation de soi, conduit à l'aporie de l'artifice et pose une réalité inassimilable par l'artifice. Pour Nathanaël, la réalité de sa folie, de la possession et de l'envoûtement empêchent son système de représentation du monde de s'accomplir. Il est fasciné malgré lui par Coppélius et il rejette profondément Clara à cause de son prosaïsme. La réalité de son caractère et sa tendance à rendre fictif tout ce qui l'environne l'empêchent de donner vie à autre chose qu'à un artifice et le condamnent à se heurter au réel, comme sa mort brutale en témoigne. [...]
[...] Le rêve, le projet, l'idée, si importante dans l'Eve Future, constituent ici l'artifice à produire. Mais, l'incarnation dans le réel se fait avec perte, puisque que la créature de Frankenstein, fabriquée à partir d'éléments humains, devient un monstre ; puisque aussi les deux créatures de l'Eve Future et de l'Homme au Sable " meurent traduisant ainsi leur inanité de principe. Villiers de l'Isle-Adam déclare, à propos de la possibilité de créer : " D'où vient alors, qu'ayant tous les éléments du sang humain, on n'en puisse distiller une seule goutte ? [...]
[...] Ils font partie de ceux qui ne suivent pas ses lois. Enfin, comme le souligne la citation, dans nos œuvres, s'opère une hiérarchisation des concepts de nature et d'art. Alors que cette citation laisse à penser la nature comme sous genre de l'art, lui même sous genre de la science, nos œuvres suivent cette catégorisation tripartite, mais en la modifiant selon leur optique propre. Par exemple, dans Frankenstein, la nature est effectivement souvent une sous catégorie de l'art en ce sens qu'elle est le produit d'une humanisation romantique de celle-ci. [...]
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