Dans le chant XII de l'Odyssée, les Sirènes constituent avec Charybde et Scylla et les Roches Planctes, l'une des trois épreuves qui attendent Ulysse immédiatement après son départ de l'île de Circé, la déesse lui ayant inspirée la ruse permettant d'échapper au danger des Sirènes, êtres monstrueux dont les voix douces et harmonieuses font tout oublier à ceux qui les entendent et les entraînent vers la mort. Ainsi, après avoir bouché les oreilles de ses compagnons avec de la cire, Ulysse se fait lier au mât de son navire, pour pouvoir entendre ce chant merveilleux en toute sécurité. Averti par Circé, Ulysse passe sans encombre, heureux de s'être fait attacher solidement. Sans cette précaution, il aurait rejoint sur les rochers les nombreuses victimes du chant des Sirènes (...)
[...] Cette prairie, comme celle couverte d'asphodèles de l'Hadès ou la prairie humide de l'île de Calypso, est aussi un signe de mort. Midi est proche. Le vent tombe soudain : lui succède un calme plat, sans le moindre souffle, dans lequel se révèle le démon de midi. Les éléments sombrent dans une torpeur funèbre : le soleil révèle sa puissance dévastatrice, le temps s'arrête. Les Sirènes ont enchanté les vents. Ce calme marin anticipe sur le repos définitif qui suivra les chants : la torpeur prélude à la mort des marins dépourvus de connaissance. [...]
[...] Celui qui possède la connaissance, comme Ulysse instruit par Circé, peut non seulement éviter tout péril, mais tirer joie et savoir du chant des Sirènes : cette même joie (térpein) et ce savoir que nous accordent les Muses et les poètes, ce plaisir total, de l'âme et du corps, ce sommet extatique de la vie, qu'Ulysse exalte au début de ses récits. C'est ainsi que la fascination perd de ses dangers, que l'oubli devient quiétude et accroît la mémoire au lieu de la diminuer. La mort cachée au sein de la poésie lui donne tension, précision et richesse. Quand Ulysse quitte l'île de Circé, c'est le matin. [...]
[...] C'étaient les compagnes de Perséphone ou Aphrodite, des rivales d'Orphée. Elles ressemblaient à un oiseau indien, elles jouaient de la lyre, de la flûte, de la musette, de la syrinx, ou de la double flûte . Ces traditions, dont certaines sont très anciennes, n'ont pas laissé le moindre souvenir dans l'Odyssée. Peu importe leur représentation, seul intéresse ce qu'elles chantent : cela même qui fascinait l'empereur Tibère. Les Sirènes chantent en iliadique : le langage dans lequel elles s'adressent à Ulysse est une mosaïque de figures : illustre Ulysse, ô gloire des Achéens plus riche en savoir sur la terre nourricière Elles possèdent la voix claire et limpide des Muses et des lyres, les mêmes accents de miel Et surtout, elles partagent la connaissance absolue qu'ont les Muses de tout ce qui s'est produit et se produit, leur omniprésence aux événements. [...]
[...] Si le savoir absolu des Muses vient de Zeus et de Mnémosyne, on ne sait pas d'où les Sirènes tirent leur savoir, non moins absolu. Il n'est guère probable qu'elles l'aient puisé à la même source, et que Zeus, Mnémosyne et les Muses parlent de leur limpide voix de miel Homère représente, à travers elles, le péril caché de la poésie. Si les Muses confèrent l'oubli, si dans la lyre se cache la mort, les Sirènes portent à l'extrême cet oubli et cette mort. [...]
[...] Sans Circé, Ulysse serait perdu, comme il se serait perdu dans les ténèbres de l'Hadès. Circé le sauve des embûches des deux divinités-sorcières qui ont des pouvoirs pareils aux siens : elle veut qu'il satisfasse son désir de connaissance et elle lui apprend à transformer le péril de l'oubli et de la mort en sagesse de la poésie. Elle lui suggère une ruse, pareille à celle qu'Ulysse avait imaginée dans la caverne de Polyphème. Dans les mers de l'Au-delà, Ulysse renonce à sa métis, pour se fier aux suggestions divines : l'unique ruse qui lui réussit est justement celle-là, inspirée par Circé. [...]
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