Aux origines de la littérature, pendant l'Antiquité, dans le Mythe, l'Epopée ou même la tragédie, les personnages collectifs étaient nombreux ; peu à peu, les auteurs ont doté leurs personnages d'une individualité propre – c'est par exemple le cas des « types » au Moyen Âge- puis leur ont attribué une subjectivité exacerbée. Jean Sgard affirme ainsi dans Prévost romancier : « Seul et désengagé, le personnage ne se heurte plus qu'au mensonge social, à l'ambiguïté féminine, à l'aveuglement, au néant des passions. L'individualisme lyrique a fait place à une sorte de subjectivisme désenchanté. Le héros est flottant, perdu dans un chaos d'apparence ou dans le lacis de ses propres mensonges ; il renonce à l'héroïsme ». Ces trois phrases riches de sens témoignent d'un changement, d'une évolution achevée comme le montre l'emploi du passé simple « a fait place » et la forme « ne […] plus ». Par « individualisme lyrique » on peut entendre une allusion à la singularité du personnage, à l'exaltation du « moi » et des sentiments. Cela se mue en un « subjectivisme désenchanté » qui renvoie à l'adoption d'un point de vue interne, unique, et par là même déformé. Le « personnage » est une combinaison de signes littéraires et de texte, actant de la diégèse et propre à l'identification. Le terme de « héros » est par tradition lié au divin, il évoque un être aux qualités supérieures à la moyenne, qui accomplit des actions extraordinaires et emblématiques. Il faut souligner le singulier du nom « apparence » qui signifie non pas que le chaos est formé par les apparences mais que celui-ci n'est qu'apparent. Sans doute l'évocation de l'ambiguïté féminine » à laquelle le « héros » est confronté nous invite-t-elle à considérer que l'affirmation de Sgard adopte le point de vue du narrateur, à qui renvoie le « subjectivisme » perçu dans l'œuvre. Les personnages secondaires étant alors considérés comme des obstacles fallacieux. De fait, cette situation fait écho à la vie de l'ambassadeur trompé par tous dans Histoire d'une Grecque Moderne, plus qu'à celle d'aucun autre personnage.
Finalement, Jean Sgard avance que l'œuvre de Prévost relève d'un « subjectivisme désenchanté » car le « néant des passions » conduit le « personnage » à un « aveuglement » et que les mensonges de la société, des femmes, ou de lui-même le rendent « flottant » et hésitant.
Suite à la lecture de l'Histoire d'une Grecque Moderne, peut-on, comme le suggère Sgard, parler d'une déchéance du personnage ? Le narrateur, qui ne fait qu'un avec le personnage, permettra-t-il que cette déchéance soit effective ?
Nous verrons dans un premier temps qu'en effet le personnage est passif et dépassé ; mais qu'il est quand même assez actif et acteur au sein du récit pour mettre en œuvre une stratégie narrative ; enfin il sera montré que cette stratégie échoue et révèle à un lecteur averti un égocentrisme pathologique.
[...] Finalement, l'Histoire d'une Grecque Moderne relate-t-elle la déchéance du personnage comme le pense Jean Sgard ? Il semble évident que cet ouvrage mette en scène la déchéance d'un personnage perdu et flottant dans un néant auquel il est heurté, cependant il lui reste assez de ressources pour agir et mettre en œuvre une stratégie littéraire de rhétorique visant à le sortir du mensonge social et de l' ambiguïté féminine Mais cela ne le sort pas pour autant du lacis de ses propres mensonges au contraire cela le pousse à tomber dans un égocentrisme égoïste. [...]
[...] L'occurrence très forte du verbe croire ou d'autres verbes d'opinion vient le prouver de manière flagrante. On trouve ainsi dans l'ouvrage : Je croyais remarquer [ ] Me parurent [ ] Il sembloit que [ ] Je crus m'apercevoir Les exemples sont nombreux. Le narrateur, aveuglé par la passion, ne voit que ce qu'il veut voir et va jusqu'à se forger des certitudes plus que douteuses et non fondées, il déclare par exemple : Et si je n'étois pas persuadé qu'elle ne vouloit vivre et respirer que pour se rendre digne de mes bienfaits [ ] L'Ambassadeur se persuade que Théophé se livrera à lui, jusqu'à ce qu'elle déçoive ses attentes. [...]
[...] Le récit à la première personne, centré sur lui-même, que l'on trouve dans l'Histoire d'une Grecque Moderne a des tendances narcissiques. Si l'Ambassadeur se dépeint volontiers comme libertin, il ne manque toutefois pas de s'attribuer toutes les qualités souhaitables pour un gentilhomme : fidèle en amitié, loyal, soucieux d'honnêteté, prudent, attentionné il ne manque pas une occasion de se faire valoir ou de présenter à Théophé la constance et le respect qu'il observe à son égard. Certain de ses charmes, il ne semble pas douter une seconde que ses avances envers Théophé seront acceptées. [...]
[...] Il s'ensuit que la déchéance du personnage est entravée par l'identité de celui-ci avec le narrateur qui ne permet pas que soit donnée une mauvaise image de lui-même, si vraie soit-elle. Les efforts pour transformer la réalité objective à son avantage le font cependant sombrer dans la psychose, son entreprise est donc invalidée malgré ses efforts. L'Histoire d'une Grecque Moderne opère peut-être moins un glissement de l'individualisme lyrique à un subjectivisme désenchanté que d'un subjectivisme désenchanté à un égocentrisme pathologique. [...]
[...] Le personnage voit ses illusions prendre fin avec la fin de l'avanture L'Ambassadeur peut, en effet, être qualifié de désenchanté car toutes ses attentes et ses espérances sont finalement ruinées. A plusieurs reprises Théophé feint de ne pas saisir ses avances ou les décline ouvertement, au milieu de larmes. Elle rejette les multiples propositions de mariage que lui fait l'Ambassadeur. Le narrateur continue cependant à se bercer d'illusions et à croire que la fortune tournera tôt ou tard en sa faveur. L'ouvrage de Prévost, mais surtout l'ouvrage prétendu de l'Ambassadeur, s'achève sur la mort de Théophé qui met un terme incontournable aux espérances nourries par le narrateur. [...]
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