L'histoire littéraire montre bien la prolifération des romans et des sous-genres romanesques, du roman d'aventures au roman précieux, au Roman comique de Scarron, à la somme zolienne, par exemple. Cette grande diversité vient de la liberté des règles - et y en a-t-il ? - qui régissent la création romanesque, mais précisément c'est pourquoi le roman a longtemps été le genre le plus mal considéré : coupé des dimensions sacrée et politique du théâtre et de la poésie grecs, dénigré dès lors qu'il a choisi la prose et non plus la solennité du vers, pure fantaisie sans mérite, car une fiction est un mensonge, n'invitant qu'à l'évasion et préférant l'imagination au débat d'idées.
Toutefois l'on sait bien que le roman a aussi été utilisé pour dénoncer des réalités sociales et historiques injustes, du fait qu'il les mettait en lumière. Sachant à quel point le roman était déconsidéré, ces dénonciations pouvaient-elle avoir du poids ? Afin de comprendre comment le roman a pu conquérir sa respectabilité, avérée aujourd'hui, parmi les genres littéraires, on peut se demander si le genre romanesque peut ou non être une arme efficace contre les injustices. En effet, tout ce qui a fait du roman le genre le moins sérieux et le moins exigeant ne le rend-il pas inefficace quand il s'agit de porter des sujets aussi graves que celui des injustices ? et comment pourrait-on le considérer comme une arme, lui qui a longtemps été cantonné aux aventures galantes ou picaresques, aux rebondissements fantaisistes, et à l'exploration des sentiments parfois les plus mièvres ?
On montrera d'abord que le roman porte en lui-même des faiblesses qui l'empêchent d'être une arme efficace pour dénoncer les injustices. Mais il faudra aussi se demander, puisque, dans les faits, il a été utilisé comme « arme », si ces faiblesses n'ont pas été finalement des atouts. Enfin nous nous interrogerons sur la limite d'une telle expression : le roman ne se conçoit-il, quand il veut dénoncer, que comme une violente attaque et peut-on parler d'efficacité pour un genre littéraire comme le roman ?
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. Un grand nombre de romans cherchent à faire voyager le lecteur, à lui faire oublier justement la réalité, et ses injustices notamment. On pense à L'Ile au trésor de Stevenson, au Tour du monde en quatre-vingt jours de Jules Verne. Dans Le Seigneur des Anneaux, tout un monde est réinventé, même les langues, même la géographie et l'histoire, par Tolkien. L'univers elfique de Fondcombe est précisément un autre monde, où l'injustice n'existe pas (...)
[...] De L'Astrée d'Honoré d'Urfé aux Tribulations d'un Chinois en Chine de Jules Verne, bien des romans mettent avant tout l'accent sur les événements, les aventures multiples, extraordinaires, qui font toute la matière de l'œuvre, à la limite du possible, ne s'attardant pas sur des pauses réflexives et polémiques qui ralentiraient l'intrigue, car ce qui est prioritaire dans le genre romanesque, c'est l'intérêt du lecteur et le suspens créé par le romancier, et bien moins la dénonciation des injustices. Le roman n'est pas un genre sérieux ; et lui-même ne se prend pas au sérieux o Des trois principaux genres littéraires, le roman a été le plus mal considéré. Aristote n'en parle pas dans sa Poétique, ce qui a conduit les Classiques à le condamner le plus souvent. Dès le XIIIème siècle, en abandonnant le vers et en choisissant la prose, le roman s'offrait aux critiques lui reprochant une langue trop commune, ordinaire. [...]
[...] Rien n'assure cette compréhension du lecteur et encore moins celle du lecteur d'aujourd'hui. o Cela n'empêche pas la réflexion ni l'analyse au sein du roman, mais elles ne sont pas forcément au service d'une polémique ou d'une satire visant les injustices. La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette n'est pas centrée sur les injustices, pas même celle de la condition féminine (car tout de même Mme de Clèves se retrouve prisonnière d'une société patriarcale et courtisane), mais sur la résistance morale et les ravages de la passion amoureuse. [...]
[...] Nous l'avons dit pour Gargantua, mais toute l'histoire postérieure du genre romanesque témoigne de cette lecture au second degré. Ce sont les Lumières qui ont le mieux utilisé cette nécessité. o Par ailleurs, parce qu'il est une construction consciente du romancier, le roman redonne une signification synthétique à un réel troublé et confus : c'est que dit Mauriac dans Le Romancier et ses personnages : [les héros] ont toujours une signification, leur destinée comporte une leçon, une morale s'en dégage qui ne se trouve jamais dans une destinée réelle toujours contradictoire et confuse. [...]
[...] Enfin, l'intrigue construite par le romancier peut remplacer une argumentation directe et ressembler à une démonstration : la présence récurrente de l'alambic dans L'Assommoir, sa description détaillée, font bien comprendre le rôle destructeur de l'alcool dans la population ouvrière ; la mise en parallèle à la fin de La Fortune des Rougon entre l'exécution du jeune républicain Silvère et la réception joyeuse des vainqueurs bourgeois accentue l'écart entre deux classes et l'indifférence des nantis face à la répression violente des plus pauvres. Enfin, de nombreux romans ont choisi de dénoncer des réalités injustes. [...]
[...] o Le roman ou la nouvelle fantastiques, qui construisent l'ambiguïté entre le réel et le surnaturel ou l'étrange, s'éloignent du problème des injustices, notamment sociales : tout y est centré sur l'individu et sur sa déstabilisation intérieure ou mentale. Dans Le Horla de Maupassant, on s'aperçoit bien en lisant le journal du héros qu'aucun problème social ne se pose, tant le héros est monopolisé, obsédé par les événements qui se produisent. o Les injustices quand elles apparaissent ne sont pas ciblées avec précision ; le roman d'aventures par exemple préfère polariser l'intrigue autour du bien et du mal, dans une approche schématique sans approfondir. Le genre romanesque construit des méchants qui incarnent le Mal concentré de manière imprécise. [...]
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