En s'inspirant du Satiricon de Pétrone, La Fontaine reprend une double tradition antique et française. La péripétie dans l'hypotexte est une parodie de récits édifiants, comme ceux du Banquet de Platon. La satire est un genre dans lequel les convives prennent la parole à tour de rôle et agrémentent les agapes d'aventures obscènes débouchant sur une morale. C'est comparable aux agréments de la conversation, art sophistiqué des salons aristocratiques du XVIIe siècle, dont le poète fut un habitué après la disparition de la cour de Vaux. On y mêlait aussi la réflexion moraliste et la galanterie, dans une parole dégagée de l'éloquence et du « grimpé ».
Dans la Matrone d'Éphèse, on perçoit la vivacité du conte libertin, et ses thèmes calqués sur Boccace — l'inconstance féminine, l'appétit du plaisir, la farce grivoise —, mais aussi la glorification d'un épicurisme discret qu'autorise la réécriture d'une source antique. L'extrait choisi développe, en trois petits actes de comédie, le milieu du récit. La vertueuse dame, murée avec son esclave dans le tombeau de son mari pour y mourir de faim et de douleur, cède à la tentation de la chair, en acceptant d'abord de partager le repas d'un garde, opportunément préposé à la surveillance d'un gibet tout proche, puis lui livre ses « appas », n'écoutant que son désir, conforme au plaidoyer pro domo de son esclave, elle-même fort marrie de sacrifier jeunesse et beauté au seul profit des « morts ». Le dernier vers du conte pourrait servir de morale à cet extrait :
« Mieux vaut goujat debout qu'empereur enterré. »
[...] Si le schéma narratif du modèle est respecté par La Fontaine, les personnages sont actualisés par des conventions conformes au goût et à l'honnêteté du public du XVIIe siècle. Les descriptions sont supprimées, la caractérisation de la dame est réduite à la répétition de l'adjectif belle et aux stéréotypes métaphoriques de la galanterie : appas trésors Le discours de l'esclave s'éloigne de la vraisemblance par la construction de son argumentation maîtrisée et le raffinement de son style. On note le mélange de la sentence et de la confidence personnelle On ne meurt que trop tôt Quant à moi je voudrais ne mourir que ridée qui s'allie à une rhétorique persuasive habile autour du thème du carpe diem, convention de la poésie baroque. [...]
[...] La séduction verbale Tout discours est flatteur. Le corbeau en a fait l'expérience, la jeune veuve s'éveille au discours flatteur de l'esclave et revient à la vie qu'elle voulait quitter. Nouvelle Eve, elle se soumet au plaisir de la louange ce poison qui l'amène par degrés aux plaisirs de la chair. La première tentation est celle du langage ; elle écoute par deux fois un discours de séduction, la vanité s'en mêle, mais l'art de la parole est sans pitié. [...]
[...] Le libertinage amoureux est un thème constant des contes et la chute au nez du mort ajoute encore à la satire de l'affectation de vertu héroïque de cette veuve éplorée. Mais le conteur modère la critique moraliste d'un regard réjoui sur l'inconstance humaine, illustrée par son récit, et avoue dans sa Préface que le but des Contes est le plaisir partagé : Il a cru que dans ces sortes de contes chacun devait être content à la fin : cela plaît toujours au lecteur. [...]
[...] L'ironie Les modalisateurs permettent de dissocier le narrateur du conteur : Et des gens de goût délicat / Auraient bien pu l'aimer, et même étant leur femme La connivence s'adresse aux maris. De même, la réticence du conteur à trouver, comme le soldat, des charmes dans les larmes nous invite à ne pas être dupes de ces armes de coquette. La pirouette des deux derniers vers, chef-d'œuvre de légèreté, élude le scandale de cet adultère macabre dans la rapidité paratactique, la litote désinvolte Le tout et la tournure familière au nez du qui rend au mort son rôle comique de cocu. [...]
[...] Les pleurs et la pitié, / Sorte d'amour ayant ses charmes : l'apposition met le locuteur à distance de cette sorte d'amour «Jeune et belle elle avait sous ses pleurs de l'éclat, / Et des gens de goût délicat / Auraient bien pu l'aimer, et même étant leur femme» : Si l'ironie de la concession accorde à la jeune femme de éclat puisque même en tant qu'épouse elle pourrait donner de l'amour, le conditionnel modère l'adhésion du conteur à cette séduction hypocritement voilée de larmes. Ce hiatus entre le récit et les commentaires suggère une présence, celle du moraliste. [...]
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