Quel est le lien nouveau qui semble s'être établi entre le romancier et son œuvre, ses personnages ? Telle est la question que se pose au XIXe siècle Zola, dans un article issu de « Le messager de l'Europe », publié en 1875 et consacré à Gustave Flaubert. Il constate alors, à juste titre, la tendance grandissante dans le courant Réaliste consistant pour l'auteur à procéder à une représentation du monde contemporain de manière impartiale et complète, comme s'il se contentait de photographier la réalité. Ce projet, si tant est qu'il soit réalisable effectivement, se définit en réaction contre le Romantisme qui donne, lui, la première place à l'individu, à l'imagination, aux sentiments, à l'inspiration et à l'idéal. Le romancier se distingue désormais par son mutisme face à son œuvre, c'est pourquoi Zola affirme que : « Jamais il ne se montre au bout d'une phrase. On ne l'entend ni rire ni pleurer avec ses personnages, pas plus qu'il ne se permet de juger leurs actes. C'est même cet apparent désintéressement qui est le trait le plus distinctif ». Il constate que les liens présupposés qui attachaient auparavant le romancier à son œuvre, à savoir un regard critique, une sensibilité qui « juge », « rit » ou « pleure » dans son roman, une voix qui s'exprime et prend position, une subjectivité qui se donne à voir ; n'existent apparemment plus. Pour Zola, c'est ce « désintéressement » qu'il qualifie à juste titre d' « apparent », émettant donc une réserve, qui fait la particularité de l'auteur. Il met en exergue cette opinion au moyen d'une phrase clivée (« c'est […] qui ») et d'un superlatif (« le plus »). C'est là que réside le paradoxe de cette citation car l'auteur souligne à la fois l'illusoire disparition de l'écrivain qui n'est en fait qu'un truchement par lequel il se démarque des autres exhibe son œuvre et son originalité. De plus l'auteur de Germinal emploie une expression presque oxymorique, traduisant l'ambiguïté de la relation qui unit le romancier à « ses » personnages et à « leurs actes ». Il pointe ici une problématique importante : la possibilité d'une autonomie du personnage. Ce dernier peut-il être à la fois possession, création du romancier, et instance extérieure produisant des actes qui lui incombent ?
[...] Il semble tout au plus qu'il les utilise à bon escient et de façon détournée. Ils ne sont que le reflet des paroles et de la transcendance narratrice de l'auteur. C'est ainsi qu'il use des personnages médiateurs qui adoptent par exemple un discours pédagogique, initialement délivré par l'auteur : l'ingénieur pour J. Verne, dans le Ventre de Paris de Zola, ce sera le peintre Lantier pour justifier des descriptions du type teinte claire d'aquarelle Le romancier choisit aussi de donner à voir une conscience en train de percevoir le monde et retirant de cette relation un savoir existentiel (savoir délivré et déduit initialement par le romancier lui- même): le jeune homme en apprentissage pour Balzac et Stendhal, le mondain pour Proust, le journaliste pour Maupassant, le détective pour Simenon. [...]
[...] qu'il lui disait le Montaigne, à peu près comme ça à son épouse. T'en fais pas ma chère femme ! Apparaît dans cet extrait la parole d'un romancier situé dans le XXe siècle adaptant la langue soutenue du XVIe siècle, au langage familier de Bardamu, contemporain de Céline. La dégradation de la lettre originale traduit une désacralisation des grands modèles littéraires et reflète les relations de Louis-Ferdinand Céline avec la tradition académique. Or toute citation culturelle, quand bien même elle serait attribuée à un personnage fictif, est issue d'une conscience réelle qui a une expérience de l'histoire. [...]
[...] Il témoignait très souvent, avant le courant Réaliste, d'une présence relativement importante dans son roman et affirmait par là son autorité d'auteur. Ceci est particulièrement constatable chez les Romantiques, auxquels la citation semble s'opposer directement, dont le projet esthétique et littéraire était de mettre en valeur un moi pensant et ressentant. Au cours des siècles les romanciers ont révélé leur présence soit par des intrusions directes dans le récit, soit par des moyens détournés comme le mode de traitement de leur sujet, révélant un jugement de valeur, ou des allusions historiques et culturelles, qui les situaient dans un cadre spatio-temporel défini. [...]
[...] Il en va de même dans les romans idéalistes où l'auteur se croit obliger de prendre la parole pour justifier certains traits de caractère excessifs de leurs personnages dans un souci de vraisemblance (Scott, Balzac, Dickens et Hugo en font un usage non négligeable). Le romantisme voit par ailleurs l'avènement de la subjectivité. Le sentiment fondamental qu'il met au jour est l'insatisfaction ; insatisfaction qui engendre deux attitudes contrastées : l'enthousiasme rit si l'individu s'élance avec passion vers un idéal ; la déception pleure s'il se laisse aller à la mélancolie. [...]
[...] Comme l'affirme Zola, c'est donc cet illusoire mutisme qui est paradoxalement son trait distinctif la marque de son autorité, la preuve de sa transcendance. C'est par ce désintéressement qu'il impose son projet esthétique, artistique et littéraire. Le personnage n'induit plus une vision avec mais une vision par Ainsi s'il ne le juge, ne rit ni ne pleure avec lui, c'est au travers de son personnage que l'auteur va se poser au premier plan. En fait, le personnage est création de l'auteur, quand bien même il se présenterait au lecteur comme une apparente instance autonome, le romancier est toujours déjà là. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture