Au début du Père Goriot, on peut lire, en manière de mise en garde : « Ah ! Sachez-le : ce drame n'est ni une fiction, ni un roman. All is true [...].” Au contraire, Flaubert dira au sujet de Madame Bovary : « tout est inventé », « Madame Bovary est une pure invention ». Ou encore on peut affirmer que le roman contient forcément une part d'éléments réels, ne serait-ce que pour être lu : le monde qu'il présente doit être possible. Enfin, Julien Gracq affirme (En lisant, en écrivant, Corti, p110), étant très sensible à l'observation des « unités » dans une œuvre d'art, qu'il ne lui est pas possible « dans un ouvrage de fiction […] de laisser subsister un seul nom de réel » ; il donne en exemple, La Chartreuse de Parme, où « la ville fort authentique de Parme se trouve déréalisée subtilement pas l'implantation de la tour Farnèse ». Ces perspectives sur le caractère fictif ou réel du contenu du roman sont pour le moins hétéroclites. Faut-il donc vraiment rechercher la fictivité du roman dans « l'irréalité des personnages, des objets, des événements mentionnés », ou même dans ce « petit jeu » de déréalisation que souligne Julien Gracq ? C'est la question que pose Barbara Herrnstein-Smith (On the Margins of Discourse). D'ailleurs, comment expliquer que l'on considère encore Le Père Goriot comme un roman, malgré l'affirmation de Balzac ? Il semble qu'il ne suffise pas, pour échapper à la fictivité, de se contraindre à n'utiliser que des personnages, des objets ou des événements réels et que le dosage d'éléments réels et d'éléments fictifs ne soit pas ce qui permet d'évaluer le « degré de fictivité » d'un roman. Barbara Herrnstein-Smith recherche donc la « fictivité essentielle des romans », non dans le contenu mais dans le dispositif du roman, c'est-à-dire « dans l'irréalité de la mention même ». Ainsi, « c'est l'acte de relater des événements, de décrire des personnes et de se référer à des lieux, qui est fictif ». Il est donc aussi vain d'opérer un tri entre ce qui est réel et ce qui est fictif dans le contenu d'un roman que de faire de grandes déclarations liminaires sur la réalité des événements racontés ou au contraire d'en assumer audacieusement le caractère fictif. Que le roman fonctionne en effet, en tant que récit de fiction, d'une façon particulière qui le distingue du récit de réalité, c'est ce que nous tenterons tout d'abord de justifier en réfutant ainsi le postulat de la narratologie. Cependant, il nous faudra aussi comprendre comment le propos de Barbara Herrnstein-Smith inverse la relation fictionnalisante entre le contenu du roman et l'acte de le relater : au premier abord, il semble en effet que la relation s'effectue en sens inverse, que l'acte de relater est fictif parce qu'il ne réfère qu'à des éléments fictifs. Mais cette relation, envisagée dans ce sens, ne permet pas de rendre compte du caractère fictif de l'ensemble du roman : si Barbara Herrnstein-Smith parle de « fictivité essentielle » du roman, c'est que le caractère fictif du contenu, ou de la majorité des éléments du contenu, ne suffit pas à rendre compte de la « déréalisation » de l'ensemble de son contenu. Le roman est essentiellement fictif quelle que soit la part d'éléments réels qu'il contienne. Pour cela, il ne faut pas analyser le contenu qui est variable, mais le dispositif. Enfin, ce dispositif fictionnalisant ne doit pas faire oublier l'acte réel de communication dans lequel s'inscrit la production du roman. Un acte d'énonciation réel mais codé unit en effet le lecteur et l'auteur. « L'acte de relater » n'est pas fictif pour le plaisir d'être fictif, il s'agit ici de se donner les moyens de passer et de faire œuvre.
[...] C'est le cadre énonciatif de l'énoncé littéraire comme énoncé réel et chaque genre correspond à un protocole énonciatif différent. Ainsi, en dernière analyse, il faut dire que la fictivité des romans dépend du code qu'est le genre romanesque. Le dédoublement des instances énonciatives, le feuilletage des scènes d'énonciation est en effet l'élément caractéristique du genre romanesque. La fictivité essentielle que découvre Barbara Herrnstein-Smith dans le caractère fictif de l'acte de relater lui-même est en effet codifié par le genre romanesque. C'est en cela d'ailleurs que la fictivité peut être dite essentielle. [...]
[...] Dans le récit romanesque, l'acte de relater est délégué à un narrateur, figure de l'auteur dans le texte. Ainsi, si S est Flaubert, celui qui raconte l'histoire de Frédéric Moreau ne peut être le même. En effet, celui qui parle dans le texte, la voix narrative, connaît Frédéric alors que Flaubert l'imagine. Leur statut est donc fondamentalement différent et la fonction qui raconte est forcément fictive : elle fait partie de la fiction. Ainsi, la fonction λ peut être assumée par une instance morte, par un animal ou par un martien, elle reste, en droit, le référent des pronoms je (dans le cas d'un récit à la première personne) et de tous les déictiques, alors que la fonction S doit être assumée par un être de chair et d'os, doué de raison. [...]
[...] Leurs efforts portent en effet essentiellement sur l'effacement ou l'atténuation du caractère fictif de la scène énonciative pour assurer l'illusion référentielle. Ainsi, en commençant Le Rouge et le noir, Stendhal s'efforce-t-il de faire croire à réalité de l'acte d'énonciation et donc à celle de la fiction. Le récit commence en effet par une sorte de conversation : le narrateur prend un ton volubile, agréable et spirituel ; la description n'est pas donnée en fonction d'un principe ou d'une préparation, au contraire, le lecteur a l'impression que le regard passe de façon contingente dans la mesure où le locuteur n'en dit pas plus que ce qu'un guide improvisé pourrait dire ; et le ton est celui de l'oralité : il y a très peu de phrases littéraires De plus, le locuteur nous force à endosser le rôle d'un parisien libéral en visite en province puisqu'il dénigre, insidieusement, l'atmosphère provinciale et, franchement, les ultras Le lecteur a donc l'impression d'être dans le réel avec le narrateur. [...]
[...] Elle opère donc une différence entre le récit de fiction et le récit de réalité, c'est ce qu'il faudra comprendre en premier lieu. Mais, une fois cette distinction comprise, il s'agira d'analyser dans quelle mesure la relation fictionnalisante qu'elle pose entre les événements et l'acte de relater dans le roman est surprenante, dans quelle mesure elle est novatrice. En effet, on pourrait penser que cette relation s'effectue en sens inverse : l'acte de relater semble être fictif parce que les éléments auxquels il réfère sont fictifs et non l'inverse. [...]
[...] Le tri s'avèrera difficile C'est à ce type de tri que veut sans doute échapper Barbara Herrnstein-Smith en faisant résider la fictivité non dans l'irréalité des références mais dans le système énonciatif propre au roman. En effet elle affirme que la fictivité des romans réside dans la fictivité, non des éléments du contenu, mais de l'acte de relater lui-même. Elle considère donc le récit de fiction comme un dispositif narratif particulier dont le propre serait de rendre fictif l'ensemble du contenu, même si ce dernier n'est pas en lui-même entièrement fictif. [...]
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