Étude, rhétorique, lire, cabinets, Henry, Miller
Lire aux cabinets fait partie de ces livres pratiquement inconnus, que l'on découvre tout à fait par hasard, au détour d'une étagère chez un bouquiniste ou au cours d'une promenade d'un blog littéraire à l'autre. C'est un petit livre tout ce qu'il y a de marginal, par sa situation contextuelle d'abord : il constitue le chapitre XIII d'un livre bien plus épais, The Books in my life, dont il constitue un tirage indépendant et autonome ; par son sujet ensuite : un livre consacré à un sujet aussi trivial et restreint que semble l'être le thème de la lecture aux cabinets, c'est quasiment un défi ; par sa forme enfin : Lire aux cabinets est un ouvrage plus ou moins inclassable, tenant à la fois de l'essai, de la démonstration, du théâtre, de la confession, du récit, de la philosophie, du fascicule thérapeutique (au moins).
Pourtant, ce thème de la lecture aux cabinets nous un lien fort avec le lecteur et fonde déjà une partie de la stratégie rhétorique du livre. En effet, quel sujet à la fois plus intime et plus commun à nous tous que celui de la lecture aux toilettes ? Au cours de ce petit livre, Henry Miller traite d'une réalité si anodine et naturelle que nous ne l'interrogeons jamais, alors qu'elle est extrêmement répandue et pas si évidente.
Formellement, Lire aux cabinets se présente comme un opuscule à visée théorique et argumentative. La curiosité du titre suggère toutefois qu'il ne peut s'agir là d'un ouvrage sérieux, en tous cas pas de manière traditionnelle : on conçoit un ouvrage sur la lecture, un autre sur le fonctionnement de la digestion, mais l'union des deux processus catégorise à première vue la question parmi les curiosités scientifiques et les expériences loufoques de chercheurs en mal d'occupations (une étude sur le sujet eut d'ailleurs récemment quelques échos dans les journaux gratuits du 7 ou 8 novembre).
C'est là que Lire aux cabinets nous surprend. Car sous ses airs de logorrhée incontrôlable et multicolore, Lire aux cabinets cache un vrai sens, une vraie réflexion, une vraie sagesse. Mais il est évident que la trivialité du sujet ne pouvait s'accorder avec un traitement austère, pour ne pas dire kantien. Miller s'est adapté à son sujet, et c'est là son deuxième défi, inhérent au premier : trouver la rhétorique qui convienne au sujet le plus prosaïque qui soit.
[...] Evasif et incomplet, il fait du lecteur un contributeur actif du texte faussement improvisé, avec suffisamment de subtilité pour laisser à celui-ci le soin de se convaincre de la validité de l'essai. Une cinquantaine de pages lui suffisent pour transformer un lecteur sceptique en un meilleur avocat que lui, capable de s'auto-persuader mieux qu'aucune rhétorique ne saurait le faire. [Passages de la Rhétorique d'Aristote qui concernent Lire aux cabinets. II, I : définition de la rhétorique : la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader. II, III. [...]
[...] C'est le caractère moral (de l'orateur) qui amène la persuasion, quand le discours est tourné de telle façon que l'orateur inspire la confiance. [ ] Il n'est pas exact de dire, comme le font quelques-uns de ceux qui ont traité de la rhétorique, que la probité de l'orateur ne contribue en rien à produire la persuasion ; mais c'est, au contraire, au caractère moral que le discours emprunte je dirai presque sa plus grande force de persuasion. II, VI. Enfin, c'est par le discours lui-même que l'on persuade lorsque nous démontrons la vérité, ou ce qui parait tel, d'après des faits probants déduits un à un. [...]
[...] Ce texte ne s'impose pas à nous, il nous invite. Et avec une telle retenue qu'on a assez fréquemment le sentiment que l'auteur ne s'adresse à personne d'autre qu'à lui-même ou à une assemblée vide, si bien que l'on pourrait refermer sans bruit le livre sans que l'auteur cessât de parler. Le lecteur confiant peut ainsi tomber dans l'illusion de maîtriser le texte, en étant sollicité comme témoin, en étant invité à jouer une saynète, en jouissant d'une grande liberté de mouvement au sein d'un texte en apparence si désordonné que l'on peut se permettre de le réaménager à sa façon, en délimitant une partie là, en sautant ce paragraphe-ci, en étant convaincu, en arrivant au dernier paragraphe, d'avoir parfaitement su suivre la ligne directrice imprévisible, digne d'une montagne russe, de ce petit livre ; et surtout en ayant le sentiment d'être immunisé si besoin était contre une rhétorique et une démonstration parfaitement chaotiques. [...]
[...] Un peu satisfait mais aussi un peu plus pris au dépourvu, que fait le lecteur ? Il s'en remet à la suite pour tenter d'y voir plus clair, et suit en cela le chemin tracé par l'auteur. La citation est un phénomène qui intervient un peu plus souvent dans le texte. Elle se présente une fois, au début du livre, sous la forme d'une phrase-paragraphe parenthétique (Français, encore un tout petit effort en français dans le texte), dont la citation est d'ailleurs inexacte, puis trois fois sous forme d'un paragraphe, un fois assez court, deux fois bien long. [...]
[...] Ici le texte semble s'imposer, non en assaillant le lecteur, mais en ne lui laissant pas vraiment de place, en ne lui octroyant que la fonction d'auditeur éventuellement inutile. Le lecteur est dans cette situation que nous connaissons tous où notre interlocuteur ne tarit pas de bavardage et aux sollicitations duquel nous acquiesçons, faute d'une autre solution. Toutefois, en contrepartie, les sollicitations de l'auteur au lecteur sont nombreuses : c'est nous qui même là-haut dans l'espace nous aurons nos waterclosets ! dans le temps, nous demandions Voilà un problème sur quoi méditer je serai cruellement déçu, je vous assure. etc. [...]
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