Déjà Stendhal, en 1823, dans son essai critique Racine et Shakespeare, attirait l'attention sur le fait que l'illusion au théâtre n'est que très rarement une illusion parfaite, et qu'il est impossible aux spectateurs de ne pas convenir qu'ils savent bien qu'ils sont au théâtre, qu'ils assistent à la représentation d'un ouvrage d'art, et non pas à un fait vrai. L'exhibition de ce qui est faux sur la scène se substitue ainsi au jeu illusionniste. Le désir de stylisation des personnages explique que, loin du réel, jugé impossible à restituer par les moyens ordinaires, le théâtre s'engage sur des chemins inconnus. N'est-ce pas la raison pour laquelle, pour Paul Claudel, il ne s'agit plus seulement de réagir contre les excès du théâtre naturaliste, mais d'en transcender le propos obstiné de vraisemblance dans la mesure où « il faut que tout ait l'air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l'enthousiasme », ainsi que celui-ci le revendique dans sa pièce Le Soulier de Satin en 1929 ? N'est-ce pas en soulignant volontairement les artifices théâtraux par l'intervention de machinistes agissant à vue, l'indication de scènes lues par le régisseur ou par les acteurs eux-mêmes, ceux-ci se faisant ouvertement passer leur papier, que le théâtre, et a fortiori celui de Claudel, à rebours d'un déterminisme et des formes de processus d'intellection qui définissent le théâtre classique par un stricte causalité relevant d'un « ordre » préétabli, peut atteindre sa pleine signification par une nouvelle appréhension du réel tel qu'il nous apparaît au quotidien, à savoir, désarticulé, chaotique, régi par les passions et la contingence d'événements ; en un mot, par un « désordre » ? Si le théâtre classique postule une esthétique de l'ordre qui est le « plaisir de la raison », la conformité de la vision du monde portée par la tragédie à ce que le spectateur peut admettre, Claudel semble ici postuler une supériorité du « désordre », en ce que celui-ci permet d'atteindre non plus à une satisfaction purement réflexive découlant d'une cohérence interne, mais à un « délice de l'imagination » qui transcende cette dernière (...)
[...] Là où le désordre semble prévaloir, l'ordre prévaut et prend le dessus sur un univers où tout semble mené par les quelques réussites d'un personnage brouillant les repères identitaires ; le désordre échoue dans la mesure où, tout en voyant Tartuffe persister dans son effort, il ne résout rien. De même qu'Alceste ne peut à la fois aimer Célimène et persister dans son exigence de sincérité, de même Tartuffe ne peut à la fois désirer Elmire et persister dans son rôle de dévot. [...]
[...] Tartuffe serait donc la loyauté même, se montrant nu quoique personne ne le voie comme tel, il est une sorte de prestidigitateur dont le défi montre qu'il vit derrière les mots, détruisant l'ordre en le devançant. Le discours théâtral s'inscrit donc ici dans la continuité d'un désordre dépouillant l'ordre de sa substance, qui, par son caractère improvisé en marche tel le Tartuffe qui est le désordre incarné que l'on peut appréhender sous la forme d'une force qui va déstabilise le spectateur et laisse celui-ci dans l'expectative de péripéties sapant encore davantage l'ordre tentant de se maintenir. [...]
[...] Ainsi, lorsque Phèdre s'écrie Ah ! cruel, tu m'as trop entendue ! celle-ci procède à une sorte de mise à nu psychologique, analogue à celui auquel se livre Tartuffe à l'acte III de la comédie : après la tirade aux dehors mondains, Tartuffe abandonne les masques et se présente nu devant Elmire ; Phèdre, de même, jouait à être la reine et la femme de Thésée, elle apparaît comme femme à l'état pur dans sa tirade d'aveu, comme si les deux personnages, hantés par la notion du mal, en avaient si peur qu'ils se refusaient à le reconnaître pour peu que celui-ci se parât des signes de l'honnêteté : pour être reconnu, le mal doit éclater dans toute sa dimension, et c'est là la cause de leur chute. [...]
[...] sans s'y faire attention nous avons passé de l'autre côté du rideau et l'action a marché sans nous ! De fait, l'esthétique du désordre revêt ici une portée éminemment significatrice : avec l'Actrice, Claudel fait éclater l'espace scénique ; les frontières entre le dedans et le dehors ne sont qu'un leurre ; il s'agit en réalité d'un théâtre qui réfléchit, non seulement sur les frontières matérielles de la scène dans laquelle se joue le drame de l'humanité, mais aussi ses propres lois. [...]
[...] De fait, la scène 6 de la troisième journée se voit momentanément suspendue par une intrusion peu habituelle pour circonstance dramatique similaire : Dona Isabel réclame la lettre de Rodrigue, mais Don Ramire, prenant ce dernier pour responsable de son chagrin, n'en voit pas l'utilité. Alors que la situation est sur le point de dégénérer, la lettre tombe et un machiniste la ramasse et la place devant les yeux de Don Ramire, devenant dès lors le pendant gestuel du personnage. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture