Il y a une forme romanesque spécifique dont le personnage principal est un jeune homme qui, d'une manière ou d'une autre, se rend compte de sa vocation artistique, et cette découverte transforme toute son existence. C'est ce qu'on appelle un Kunstlerroman. Et bien sûr, dans un tel roman, le moment où l'élection poétique se manifeste est de première importance. Peu de sentiments peuvent être comparés à la sensation d'être un élu! Mais est-ce un événement qui apporte toujours du bonheur, ou arrive-t-il que l'élection mène à la tristesse et à la douleur, qu'elle ressemble à une malédiction?
Nous essaierons de répondre à cette question à travers la comparaison des trois Kunstlerromans: Portrait de l'artiste en jeune homme de Joyce, Anicet ou le panorama, roman d'Aragon et La Vie est Ailleurs de Kundera.
[...] Son discours pompeux, ses déclarations artificielles semblent vouloir étouffer toute expression de sentiments, de se montrer indifférent à son sort comme un observateur impassible. Mais une inquiétude sourde se manifeste quand même dans le texte. «J'appartiens à votre compagnie», déclare-t-il aux masques, mais sans être pour autant accueilli amicalement. Au contraire, on parle de mettre son courage épreuve» et de «juger son esthétique». Dans sa nouvelle compagnie, il se sent plus devant un tribunal que parmi des semblables. A la fin de l'extrait, l'inquiétude se renforce de plus en plus. L'ambiance devient visiblement hostile et violente. [...]
[...] Et voilà un autre point commun des trois romans: la prise de conscience de la vocation poétique égale l'ouverture d'une page nouvelle dans la vie. Pour Jaromil, c'est «l'avènement d'une époque nouvelle». Quant à Anicet, il se tourne pour voir sa vie passée: «Adieu, belle vie du monde, je pars . Stephen, lui aussi, tourne le dos au passé: . Je les contemple, comme l'hirondelle Contemple au bord du toit le nid Avant l'envol errant . Tous les trois terminent une étape de leur existence pour se retourner vers l'inconnu, avec exaltation, avec crainte et souffrance ou avec sérénité. [...]
[...] Le paragraphe consacré à l'élection poétique dans Anicet finit sur une angoisse, une violence, une nuit sans lumière. Cette fin laisse entrevoir la fin du roman où Anicet est pris au piège, où il est accusé dans procès de la vie» et où tous ceux qui l'ont obligé à agir se détournent de lui. Mais le piège préparé à Jaromil est encore plus monstrueux . Car Anicet est conscient que le fait d'être élu peut être pénible et douloureux; consciemment, il dit adieu à belle vie du monde» et accepte la nuit qui l'entoure. [...]
[...] Mais c'est aussi un moment lié à leur avenir; dans les trois ouvrages, il a une valeur prophétique. C'est au moment où Stephen se rend compte de sa vocation poétique qu'il décide de partir et de quitter «l'ordre de l'existence d'où il est issu». Il choisit l'exil pour échapper à la cause nationale, à la «schizophrénie irlandaise»; pour lui, le vrai art ne peut pas être engagé. La scène avec les oiseaux esquisse sa vie à venir, il sent qu'elle sera dorénavant une imitation du mouvement des oiseaux, qu'il construirait comme eux «des demeures éphémères» qu'il quitterait sans cesse «pour s'en aller errer ailleurs». [...]
[...] En se rendant compte de son élection poétique, Anicet a donc frôlé la mort! S'agit-il alors vraiment d'une élection, ou plutôt d'une malédiction poétique? Probablement les deux à la fois . Pour Stephen, l'angoisse et la tristesse se mêlent curieusement à la sérénité. Son regard tourné vers le ciel est superstitieux. Les mots «présage» et «augure» se rencontrent souvent dans le texte; les oiseaux que le personnage voit sont treize; le vocabulaire du début de l'extrait traduit une violence, une sensibilité, une douleur, soulignées par la répétition des mots «sombres», «frémissantes»et «dardées»; les oiseaux font brusque écart», il voit frisson d'ailes». [...]
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