Il est parfois difficile de définir précisément à quel genre, ou à quel courant une création littéraire appartient. Flaubert, après avoir publié l'Education sentimentale en 1869, doit affronter de vives critiques quasi unanimes contre son livre, accusé dans bien des cas d'y massacrer l'esprit du genre romanesque et de ne rien y raconter. Un critique contemporain après avoir défini ainsi le romanesque, « tout ce qui retient l'imagination du lecteur, tout ce qui suscite une émotion, tout ce qui provoque un processus d'identification, bref, tout ce qui permet d'obtenir l'adhésion du lecteur à la fiction », a formulé cette appréciation à propos de l'Education sentimentale : « ce roman de l'échec est d'abord celui de la mise en échec du romanesque ».
Mais qu'entend-on exactement par « romanesque » ? L'Education sentimentale est-elle la mise en échec des principes du roman seulement, ou celle du roman tout entier ? S'agit-il véritablement de mise en échec, ou ne serait-ce pas plutôt une « mise en chantier » du romanesque ?
[...] Ce dernier était d'ailleurs fasciné par l'ellipse de quinze ans pratiquée dans la narration à la fin du roman, réduit à un minuscule espace blanc sur le papier, ainsi que par le regard porté par des Frédéric et Deslauriers vieillissants sur l'ensemble du temps qui vient de s'écouler et qui est la principale cause de l'échec de leur vie, puisqu'ils ne retiennent de bon qu'un événement qui a eu lieu dans leur jeunesse. De manière plus sensible que Flaubert, Proust placera le temps au centre sa création romanesque. [...]
[...] Arnoux , ému par la vision nocturne de Paris. Le preux chevalier voit la forêt et Rastignac la jungle parisienne non pour s'y fondre, mais pour y marquer les repères qui définissent leur action ; la nature amollie de Frédéric se conforme au contraire aux lieux, aux objets, aux êtres écrit Pierre Louis Rey dans son étude du livre ; la métaphore du chevalier traduit bien le décalage entre le romanesque et l'Education sentimentale. Décrire les décors insignifiants qui s'offrent aux yeux de Frédéric, c'est rendre compte de son abdication devant le monde. [...]
[...] Là encore, l'Education sentimentale ne correspond pas à la fougue sentimentale dont le romanesque est empreint. Flaubert avait écrit à propos de son livre : c'est un livre d'amour, de passion, mais de passion telle qu'elle peut exister maintenant, c'est-à-dire inactive. En effet, les seules relations amoureuses que Frédéric entretient concrètement durant le roman, celle avec Rosanette et celle avec Mme Dambreuse, ne l'intéressent pas en réalité, il n'y est d'ailleurs pas question d'amour pour le personnage, encore moins de passion. [...]
[...] Mais ce qui fait la vraie modernité de ce roman, ne serait-ce pas ses éléments qui nous font penser au cinéma ? La technique narrative, écrit Pierre Marc de Biasi, parait anticiper sur la prise de vue et le montage cinématographiques Yvan Leclerc, quant à lui, soutient que ses moments de réflexivité font de Frédéric un personnage du second degré et de la distance, qui se regarde en situation d'action au lieu d'agir, dans une lucidité paralysante, au moins la conscience de sa faiblesse le préserve- t-elle des crimes (le Père Roque, Sénécal) et de la bêtise satisfaite de ceux qui représentent la force et l'ambition comblées. [...]
[...] L'Education sentimentale est-elle un roman vide, sans substance, dont il n'y a rien à retenir ? Les propos de Flaubert eux-mêmes nous permettent de réfuter ces questions : selon lui, le roman, en général, ne saurait obéir à une thèse moralisatrice, néanmoins, toute œuvre vraie porte en elle-même son enseignement, et si le lecteur ne tire pas d'un livre la morale qui doit s'y trouver, c'est que le lecteur est un imbécile ou que le livre est faux Il y a donc un enseignement à tirer de son livre, autre qu'une simple fiction du néant. [...]
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