Face à l'habitude, la littérature souhaite produire du neuf, “ douer d'authenticité notre séjour ” (Mallarmé), qui sans elle risquerait de succomber à l'habituel que déplore Heidegger. René Char, proche du penseur allemand, tente ainsi par sa poésie de faire jaillir une “ fureur ” nouvelle qui jaillit d'un langage discontinu. En cela l'écriture de Char détone, étonne et redonne à saisir le “ mystère ” que l'habitude nous a fait oublier. Le discontinu apparaît ainsi comme un moyen d'atteindre la vérité quand le continu se confond avec une routine vide de sens.
L'intrusion d'une discontinuité dans l'expression littéraire semble donc au service d'un sens, d'une vérité, en opposition à une cohérence trompeuse. La littérature, pour créer, doit insérer une forme de discontinuité sans laquelle elle n'invente rien, mais doit en même temps atteindre une beauté qui suppose une unité et, en cela, une certaine continuité. Julien Gracq, fort de son expérience d'écrivain, d'essayiste et de lecteur, trouve la clé dans l'acte de lecture qui complète celui d'écriture : “ On se préoccupe toujours trop dans le roman de la cohérence, des transitions. La fonction de l'esprit est entre autres d'enfanter à l'infini des passages plausibles d'une forme à une autre. C'est un liant inépuisable. Le cinéma au reste nous a appris depuis longtemps que l'œil ne fait pas autre chose pour les images. L'esprit fabrique du cohérent à perte de vue. C'est d'ailleurs la foi dans cette vertu de l'esprit qui fonde chez Reverdy la fameuse formule : “ Plus les termes mis en contact sont éloignés dans la réalité, plus l'image est belle ”. ” Prenant le point de vue du lecteur, l'auteur du Rivage des Syrtes recommande un compromis entre une absolue continuité qui enfermerait le lecteur dans un rôle passif et l'écueil inverse d'une discontinuité trop poussée, qui empêcherait la découverte d'un sens. Dans ce sens, c'est à l'esprit du lecteur de faire les transitions si bien qu'un espace de liberté doit lui être laissé. Ainsi, en cherchant le siège du sens dans l'œuvre littéraire, Gracq propose un point de tangence équilibré par l'acte de lecture. La création par l'auteur d'une beauté appréciée pleinement par le lecteur passe donc par un équilibre qu'il s'agit de trouver dans la discontinuité temporelle de l'œuvre.
[...] Le style de Camus dans L'Etranger, en comme on a pu le dire, est assez proche et de plus soutenu par une pensée de l'absurde explicitée par ailleurs. John Dos Passos effectue un travail similaire sur la temporalité et tente de retranscrire l'actualité des faits, et donc leur irréductibilité entre eux, comme l'écrit Sartre (Situations, : faits passés gardent une saveur de présent ; ils demeurent encore, dans leur exil, ce qu'ils ont été un jour, un seul jour : d'inexplicables tumultes de couleurs, de bruits, de passions. [...]
[...] Le discontinu consiste en l'hétérotélie mise en évidence par Monroe dans Les lois du tragique (les personnages y ratent toujours leur but) ; la continuité en une loi divine implacable qui fait du tragique quelque chose de prévisible pour un spectateur supposé totalement extérieur. Ainsi, d'un point de vue narratif, la discontinuité prend la forme de la surprise et siège autant dans les événements narrés que dans la narration des événements, de l'insolite qui produit chez le lecteur une surprise. Le Sanglier d'Henri Bosco est fondé sur la structure de l'insolite, un défi y est lancé à la raison par la figure du soudain et du démesuré : fis quelques pas. Soudain un cri jaillit. [...]
[...] Le discontinu devient alors la manifestation de notre finitude. C'est ce que l'on peut comprendre dans le symbole récurrent de la cicatrice chez Cocteau : Le Sang du poète ouvre sur la cicatrice dans le dos du personnage, dont la forme renvoie à la bouche qui apparaît plus tard sur la main de l'apprenti poète. En même temps que blessure, meurtrissure et béance, la bouche est le “secret professionnel” qui donne à Cocteau l'injonction d'écrire. Ce manque d'un dieu, qui reste caché et sans qui le continu ne peut être qu'un leurre, peut être exprimé par la castration, qui est non seulement source d'angoisse, mais aussi et surtout réalité symbolique que Balzac exploite dans Sarrasine. [...]
[...] Rraou ! Rraou ! C'est la musique du grand carnage ! Le ciel râle de rage contre nous ! L'eau par-dessous Et c'est l'abîme ! Tout explosionne ! [...]
[...] En effet, le continu absolu oblige le lecteur à une attitude passive, en même temps que le discontinu absolu, incompréhensible, est également fermeture. Les points de suspension que multiplie Louis Ferdinand Céline, dans la lecture, sont autant d'ouvertures, de bifurcations possibles au fil du texte. L'apparition croissante des points de suspension au vingtième siècle (notamment chez Sarraute et Robbe- Grillet) est à ce titre assez symptomatique de l'“ère du soupçon” et du rôle croissant accordé au lecteur. D'autres formes font de l'expression littéraire une constante ouverture ; ainsi l'anacoluthe, est à la fois brisure de la construction et envol d'un sens nouveau” d'après Roland Barthes (Nouveaux essais critiques). [...]
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