« À considérer la vaste littérature suscitée par Dostoïevksi, il semblerait qu'on ait affaire non pas à un auteur littéraire écrivant romans et nouvelles, mais à tout un ensemble d'exposés philosophiques appartenant à plusieurs auteurs-penseurs. » On aurait tort, selon Bakhtine qui a écrit cette phrase, de vouloir faire une synthèse philosophique de ces énoncés, ou encore de réduire la « philosophie de Dostoïevski » aux positions de l'un ou l'autre de ses personnages. Il est vrai qu'on voit discours et idéologies se confronter dans l'œuvre de Dostoïevski. Dans Les carnets du sous-sol, c'est la conscience torturée du narrateur qui se présente comme champ de bataille de cette confrontation. Ainsi, Bakhtine développe les concepts de dialogisme et de polyphonie pour décrire la division du sujet en une pluralité d'instances discursives et les conflits idéologiques non résolus qui caractérisent le « modèle » dostoïevskien. Parce qu'elle ne forme pas une structure totalisable, Bakhtine dénonce toute lecture idéologique de l'œuvre de Dostoïevski. Mais n'est-ce pas là ce qui pourrait nous permettre de voir dans l'homme du souterrain un avatar du philosophe Nietzsche qui rejetait justement toute totalisation de la pensée?
[...] Le héros du sous-sol, en tant que souris à la conscience accrue porte la culpabilité de cette pathologie qu'est la conscience. Selon lui, l'essentiel, quoi qu'on en dise, c'est quand même cela, que c'est moi le premier coupable de tout, et, le plus humiliant, c'est que je suis coupable sans péché, pour ainsi dire, selon les seules lois de la nature. Nietzsche s'est aussi révolté contre la doctrine chrétienne de la faute et de la punition, qu'il a appelé doctrine des faibles ou morale du ressentiment. [...]
[...] Il y a d'abord l'énoncé du vieux Karamazov : Dieu est mort, tout est permis qui rappelle le slogan de Nietzsche. Chez l'homme du sous-sol, c'est la contradiction permanente et l'absence de détermination, autant que la relativité morale et la critique de la rationalité qui fait écho à la philosophie nietzschéenne. Selon l'avertissement de Bakhtine, les recoupements à faire entre les deux visions du monde concernent aussi bien leur structure d'énonciation. Ces visions du monde s'expriment chez Dostoïevski dans l'« architecture polyphonique de ses romans et chez Nietzsche dans une doctrine du tragique revendiquée avec passion à travers plusieurs changements de perspective. [...]
[...] Je m'efforce de comprendre de quelle idiosyncrasie est née cette équation socratique : raison = vertu = bonheur, la plus bizarre des équations possibles On remarque aussi chez le héros du sous-sol l'association nietzschéenne de la souffrance, avec la conscience et la culpabilité. En développant la dichotomie classique de la pensée et de l'action, l'homme du souterrain explique que de la conscience découle inévitablement l'inertie, et que la souffrance est la seule cause de la conscience. Il oppose ainsi la souris à la conscience accrue à l'homme d'action qui est l'homme de la nature et de la vérité. Pour Nietzsche, la musique ou l'art tragique en général peut résoudre cette dichotomie, sinon en exprimer la souffrance. [...]
[...] Humilié devant ses anciens amis, l'homme du souterrain les poursuit néanmoins tout en sachant qu'il ne partagera jamais rien avec ces hommes d'action C'est là je crois, sur le plan moral, que l'œuvre de Dostoïevski diverge de la pensée de Nietzsche. Si les deux posent un même diagnostic de la psychologie humaine, Dostoïevski s'en tient au ton descriptif et s'abstient de prescrire un type de comportement plutôt qu'un autre. Les carnets du sous-sol montrent un héros déchiré entre sa mauvaise conscience et une morale du ressentiment. [...]
[...] Ce faisant, Dostoïevski met en scène plusieurs dialogues qui ont marqué l'œuvre de Nietzsche : celui avec la rationalité incarnée dans la figure de Socrate, celui aussi avec la doctrine chrétienne qui explique la souffrance par la faute et le péché. En cela, les Carnets sont aussi le lieu d'un dialogue avec Nietzsche lui-même, justifiant le concept de dialogisme élaboré par Bakhtine. Bibliographie indicative Nietzsche et Dostoievski éducateurs par Bessa Myftiu (Broché - 7 juin 2006 Les constructeurs - lamarck, michelet, dostoïevsky, nietzsche, cézanne. [...]
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