Presque deux siècles séparent ces textes et pourtant, tout semble les animer du même bouillonnement littéraire : une envie irrépressible de montrer et de démontrer les mécanismes du genre romanesque à travers l'univers du voyage. Avec Jacques le Fataliste, dans lequel deux personnages - Jacques et son maître - se racontent leurs amours au cours de leur pérégrination, Denis Diderot (1713 - 1784) compose un récit qui se place en même temps comme une réflexion théorique mais aussi critique du genre romanesque et de la société du dix-huitième siècle dans l'exhibition et la déconstruction des procédés littéraires qui régissent le récit. Ici, c'est la critique du roman qui devint matière au romanesque : elle nous projette dans une exploration exponentielle des possibilités ludiques et narratives que nous offre le genre. Cependant, cet aspect réflexif du roman, cette constante remise en question de son illusion, sont les symboles du roman moderne, dont on peut estimer l'émergence avec L'ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (1605 - 1615) de Miguel Cervantès.
Jacques et son maître sont indéniablement les dignes héritiers de Don Quichotte et de son fidèle écuyer Sancho Panza, en perpétuant l'errance picaresque : ce genre romanesque s'est développé en Espagne au cours du XVIe et XVIIe siècle (siècles où vécut Cervantès). Il met en scène des aventuriers errants (picaro) - souvent de basse condition - qui, au cours de voyages, rencontrent et discutent avec des personnages de toutes les couches de la société : c'est grâce au motif minimal du voyage que le genre picaresque offre une narration extrêmement libre et souple ; il permet toutes les rencontres, et par conséquent, tous les récits. C'est donc dans cet univers de mondes possibles que nos personnages errent : un monde où l'imaginaire, le réel et le romanesque ne forment plus qu'un.
C'est pour avoir trop lu de romans de chevalerie qu'un gentilhomme espagnol prénommé Quichada se trouve peu à peu prit de folie : renommé Don Quichotte de la Manche, le chevalier à la Triste Figure ou aux Lions, il part sur les routes chevauchant sa carne Rossinante - suivi de son écuyer Sancho Panza - à la recherche d'aventures et de créatures imaginaires que ses lectures lui ont inspirées. Pour Jacques et son maître, rien de tel :
« Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils ? Que vous importe ? D'où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l'on sait où l'on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et que Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. »
Pour Diderot, le but du voyage n'a pas de réelle importance : il utilise le récit ? le voyage comme symbole de la trame narrative - pour support d'une théorie philosophique, et plus particulièrement, d'une théorie que nous appellerons littéro-religieuse : sommes-nous ou devons-nous nous soumettre au destin ? Il en est de même avec les textes littéraires : sont-ils régis exclusivement par la trame narrative ? Quelle est la position de l'écrivain, du narrateur ? Sont-ils des Dieux ?
Mais, peut-on réduire seulement ces deux récits à une pure réflexion sur le genre romanesque ? Les personnages n'ont-ils pas une place prédominante, voire dévorante ? N'y a-t-il pas, d'une façon sous-jacente, une critique des relations hiérarchiques entre maître et valet ? À la lecture des deux oeuvres, nous constatons que les socles profonds des deux récits, ceux qui maintiennent le réel et le social dans cette folie textuelle, sont les quatre protagonistes : ils font émerger deux conceptions hiérarchiques qui, à certains moments, se rejoignent et d'autres se disjoignent. Il serait alors intéressant de se demander si ces deux auteurs n'ont pas, à leur époque respective, renversé - de façon parfois burlesque - les conventions sociales dites « normales » qui régissaient les relations maître - valet. Ou plus simplement, que nous disent ces textes sur les relations entre maître et valet ? Pour y répondre, nous verrons dans un premier temps que les quatre protagonistes sont des personnages vecteurs, et enfin, dans une second temps, nous nous pencherons sur le burlesque à l'inversion des rôles. (...)
[...] Nous voyons ici une étymologie du prénom Jacques qui, utilisé comme un nom commun, est un sobriquet pour paysan La polysémie du prénom de ce jeu de mot est un moyen pour le maître, à cet instant de l'intrigue, de remettre en place la relation initiale entre les deux personnages. Nous pouvons encore trouver un autre trait d'esprit du maître sur le prénom de Jacques dans l'oeuvre: LE MAITRE. - Un philosophe de ton nom ne le veut pas. JACQUES. - C'est que chacun a son avis, et que Jean-Jacques n'est pas Jacques. [...]
[...] cit., Tome Cervantès, p Les relations maître et valet dans Don Quichotte (Cervantès) et Jacques le Fataliste (Diderot) hiérarchique, est moquée, déjouée chez les valets (notion plus présente dans Jacques le Fataliste). Et pour cause, en effet, la relation maître-valet dans les deux oeuvres se construit sous la forme d'un lien plus amical que hiérarchique, par conséquent, tout les actes ou les propos des valets par rapport à leur maître paraissent appartenir au registre de la farce, du trait d'esprit et son souvent compris comme tel par les protagonistes. [...]
[...] Trois mille trois cents coups! Même trois, je ne m'en donnerai pas! Pas plus que trois coups de couteau! Au diable ces manières de désenchanter! Qu'est-ce que mes fesses ont à voir avec les enchantements! [ . - Je vais t'attraper, moi, s'écria alors Don Quichotte, espèce de rustre mangeur d'ail, et t'attacher à un arbre, nu comme un ver! Et ce ne sont pas trois mille trois cents coups que tu recevras, mais bien le double. [...]
[...] Pour Diderot, le but du voyage n'a pas de réelle importance il utilise le récit le voyage comme symbole de la trame narrative pour support d'une théorie philosophique, et plus particulièrement, d'une théorie que nous appellerons littéro-religieuse: sommes-nous ou devons-nous nous soumettre au destin? Il en est de même avec les textes littéraires: sont-ils régis exclusivement par la trame narrative? Quelle est la position de l'écrivain, du narrateur? Sont-ils des Dieux? Mais, peut-on réduire seulement ces deux récits à une pure réflexion sur le genre romanesque? Les personnages n'ont-ils pas une place prédominante, voire dévorante? [...]
[...] cit., Tome Cervantès, p Les relations maître et valet dans Don Quichotte (Cervantès) et Jacques le Fataliste (Diderot) l'impuissance de celui qui a le pouvoir: celui qui interdit avoue implicitement qu'il s'adresse à un interlocuteur autonome; il ne peut l'empêcher d'agir, il ne peut qu'imposer des limites pour le dissuader d'agir. Mais celui qui interdit a renoncé à convaincre l'autre par raison: c'est dans la violence et dans la menace qu'il impose son pouvoir. Pour voir cet aspect plus en détail, passons désormais à notre deuxième sous-partie d'analyse traitant du Carnaval de la colère. [...]
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