En musique, transposer un morceau consiste à en changer la tonalité sans en changer la perception par l'auditeur. Le procédé est le même en littérature ; du thème majeur de la Seconde Guerre mondiale qu'ils veulent nous faire entendre, Camus et Grumberg en conservent la mélodie tragique en n'y changeant que la portée. Blondeau écrit à ce sujet : « Pourquoi avoir choisi la peste ? Parce que c'est la seule maladie épidémique ayant des conséquences sur toute une ville, la seule qui touche tous les domaines de la société et désorganise la vie de la cité, la seule qui mette les cadavres dans la rue, qui change à ce point les mentalités ». Autrement dit, les « mécanismes » propres à la Seconde Guerre restent, seul le « décor » change. Les symptômes de la peste sont les mêmes que ceux de la Seconde Guerre ; le sentiment d'exil, de séparation, de peur, de l'absurdité morale des dirigeants politiques pour Grumberg, prennent corps dans un référent symbolique équivalent à la réalité historique qu'il remplace. Ce système de transposition est vivement critiqué par Barthes, qui écrit dans son échange de lettres avec Camus en 1955, « je crois en un art littéral, où les pestes ne sont rien d'autre que des pestes, et où la Résistance, c'est toute la Résistance ». Au choix de dire autrement la réalité historique au moyen d'une image figurée, Barthes oppose une littérature où le sens premier nous serait transmis directement, « où la guerre, c'est la guerre », revendiquant dans une certaine mesure une littérature « réaliste », ou tout du moins qui exprime ce qu'elle « dit ». Une conception esthétique que ne partagent pas les deux auteurs, ce qui nous amène à la question suivante : « l'art de la transposition affaiblit ou au contraire renforce-t-il l'expression de la terreur ? La question du « réalisme » des deux œuvres est à étudier, car plus une œuvre est « réelle », plus elle produit un effet cathartique pour le lecteur.
[...] Car si Barthes reproche en effet à Camus que son œuvre est un monde privé d'Histoire autrement dit qu'elle est la lutte éternelle de l'oppression sur la résistance, La peste et Amorphe d'Ottenburg, par leur caractère transhistorique sont aussi le témoignage de la Seconde Guerre. Camus et Grunberg utilisent en effet une langue qui joue sur l'ambiguïté du signifié qu'elle exprime. Ainsi dans la Peste se développe tout un système d'allusions au référent historique ; le mot guerre est associé à la peste, Rambert lit la liste des morts au champ d'honneur, Oran est libérée sous les tirs de mitraillettes. [...]
[...] Car au moment même où la fiction pourrait prendre l'ascendant sur l'Histoire et la détourner de son sens ultime, la réalité historique se fait à nouveau entendre. Autrement dit, la création artistique s'efface devant l'Histoire, conservant l'effet cathartique d'une représentation réaliste, qui s'efface dans le même temps elle-même devant le pouvoir de transfiguration du réel de la littérature, qui renforce l'effroi en rendant l'intransmissible signifiant. La transposition permet la réunion de toutes les qualités produisant un effet cathartique en étant fidèle à l'Histoire, mais en la transfigurant dans le même mouvement par la médiation de l'esprit du lecteur, qui y perçoit un réalisme objectif artistique Mais parce que les deux œuvres sont transhistoriques, nous allons voir qu'elles dépassent le simple cadre d'une représentation d'une réalité contextuelle pour avoir une portée universelle. [...]
[...] L'effet cathartique est alors d'autant plus renforcé par le fait que le narrateur s'efface pour laisser le spectateur seul juge de l'absurdité de la Seconde Guerre. Ce n'est pas un hasard si Rieux est un médecin ; il est moralement neutre, insoupçonnable Dès lors en instaurant ce pacte d'honnêteté et d'objectivité que sous-tend la transposition avec le lecteur, l'expression de la terreur ne peut en être que renforcée puisqu'elle n'est pas soumise au soupçon artistique et idéologique. On peut maintenant comprendre que l'expression de la terreur trouve dans ce système d'écriture le chevalet adéquat pour y peindre son tableau le plus saisissant. [...]
[...] Dissertation sur la transposition littéraire à partir de l'œuvre de Camus et de Grumberg Sujet : R. Barthes, je crois en un art littéral, où les pestes ne sont rien d'autre que des pestes, et où la Résistance, c'est toute la Résistance En musique, transposer un morceau consiste à en changer la tonalité sans en changer la perception par l'auditeur. Le procédé est le même en littérature ; du thème majeur de la Seconde Guerre mondiale qu'ils veulent nous faire entendre, Camus et Grumberg en conservent la mélodie tragique en n'y changeant que la portée. [...]
[...] La réalité historique pose un problème de représentation puisque le roman ne peut pas transcrire ce qui est intransmissible. Wiesel exprime cette idée qu'un roman sur Auschwitz n'est pas un roman, ou n'est pas sur Auschwitz autrement dit que la littérature ne pourrait rendre compte de l'atrocité indicible du conflit mondial. Nous allons voir que la transposition, puisqu'elle ne garde que la structure des faits de l'Histoire, permet de laisser la liberté aux deux écrivains de choisir un décor plus signifiant pour l'exprimer, de jouer avec la réalité sans pour autant en modifier le sens. [...]
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