Selon Donneau de Visé, signataire de La Lettre écrite sur la comédie du Misanthrope, publiée en tête de l'édition originale de la pièce de Molière, jamais un caractère n'a été aussi propice à la comédie que la misanthropie. Il écrit à ce propos : "Ce choix est encore admirable (...) : les chagrins, les dépits, les bizarreries et les emportements d'un misanthrope étant des choses qui font un grand jeu, le caractère est l'un des plus brillants qu'on puisse produire sur la scène". Ainsi, le misanthrope, par ses excès, serait hautement favorable aux exigences ludiques de la comédie et constituerait un tremplin de premier choix vers le rire salutaire du spectateur. A rebours de Donneau de Visé, Jules Vuillemin n'a pas hésité à affirmer que loin de lui être propice, "le misanthrope est, en lui et nous, l'ennemi de la comédie". Autrement dit, ce caractère, par son intériorité et sa disposition d'esprit nécessairement d'essence tragique (le misanthrope désigne un homme mû par la haine du genre humain, plus généralement un caractère sombre et difficile qui pousse à fuir la société), non seulement mine la comédie mais ne permet pas au spectateur de rire du spectacle donné sous ses yeux et qu'il intériorise à la lumière de son expérience, de sa nature propre. Ce jugement, s'il apparaît d'emblée recevable en soi du fait même de la constituante triste de la misanthropie, n'est pas sans déconcerter le lecteur de Timon d'Athènes de Shakespeare, du Bourru de Ménandre, de L'Homme difficile d'Hofmannsthal et du Misanthrope de Molière. En effet, si Timon d'Athènes n'est pas une comédie, encore qu'une partie de la critique lui conteste l'appellation de tragédie, les trois autres pièces relèvent le défi de mettre en scène le misanthrope au sein d'une comédie. Cette dernière peut-elle faire autre chose que condamner, comme l'entend notre critique, le misanthrope qui lui est défavorable, en tant qu'incarnation d'une nature mélancolique, et en tant qu'émanation récalcitrante d'une société ? Une fois dégagée l'essence tragique de nos misanthropes et la ruine qu'elle suppose, tant de la comédie en tant que genre que des effets attendus sur le spectateur, notre réflexion montrera dans un deuxième moment qu'appréhender simplement le misanthrope sous le jour de son "en-soi" et de sa relation au spectateur, c'est oublier semble-t-il que la peinture d'un caractère, au théâtre particulièrement, est définie bien sûr dans ses rapports entre une intériorité et un spectateur, mais avant tout par le "hors de soi" pourrait-on dire, du misanthrope, par le spectacle de sa misanthropie, à même de provoquer le rire (...)
[...] Tout au plus peut-on souligner la forme d'excès du personnage dans les premières scènes de la pièce, mais cela ne suscite en aucun cas l'hilarité du public. Il est grand seigneur et se conduit comme tel, il n'y a pas de décalage entre sa conduite et son essence, même si Shakespeare donne nombre d'indices pour percevoir cet excès, entre autres les discours d'Apémantus et de Flavius. On voit donc se dessiner avec Timon d'Athènes la complexité du rire autour du misanthrope. [...]
[...] On le voit bien, le misanthrope n'est pas l'ennemi de la comédie, il est à son service tout en assurant une forme de perversion critique de laquelle n'est pas exclu le spectateur, sans qu'il soit besoin pour lui d'intérioriser les fantaisies, les excès du misanthrope. Les dramaturges entretiennent le doute sur les raisons de la misanthropie des personnages. On ne nous en présente que les manifestations, les effets. Même chez Timon, la présentation trop linéaire et antagoniste des raisons de sa misanthropie invite le spectateur à considérer les actes du misanthrope avec la plus grande prudence, et une forme de scepticisme. [...]
[...] Car le dénouement n'est pas la mort de Hans Karl, mais bien son mariage. Les critiques n'ont pas manqué d'expliquer que les noces se feront hors du monde, conformément à l'accord scellé : [c']est la dernière soirée à laquelle tu me vois paraître confie Hans Karl à sa sœur avant de partir. C'est le même choix qu'Alceste, un désert à deux, mais bien un désert, d'autant que cette décision du mariage n'est pas synonyme d'enthousiasme dans la pièce. Or, la comédie traditionnelle est censée se clore par un mariage qui apaise les tensions. [...]
[...] Bien que ni Alceste, ni Hans Karl, ni Cnémon ne meurent dans Le misanthrope, L'homme difficile ou Le Bourru, il n'en reste pas moins que l'image de la mort hante l'imaginaire des trois dramaturges. En effet, le désert d'Alceste représente bien une mort au monde, une fin sociale. Or, cette mort sociale représente l'exil, terreur de la plupart des courtisans en une société tout entière agglomérée à la cour du roi. Voilà pourquoi la fraîche Célimène, tout juste âgée de vingt ans, est effrayée à l'idée de suivre Alceste dans son désert. [...]
[...] A la scène c'est au tour de Sicon de venir demander une marmite, enfin à la scène Cnémon jaillit de sa demeure pour insulter sa servante puis il rentre précipitamment chez lui Un metteur en scène peut tirer de ces sorties et entrées du personnage une force comique imparable : la mécanique dont parle Bergson est bien présente ici, et ce d'autant plus si on se plaît à voir en Cnémon la frimousse du diable qui sort de sa boîte rouge et nous fait tant rire. Hans Karl peut aussi générer le rire. Ainsi, dans la scène 15 de l'acte quand Hechingen téléphone à Hans Karl pour lui dire l'angoisse qui est sienne dans l'attente des résultats de l'entrevue que son interlocuteur doit avoir avec sa femme à la soirée Altenwhyl, Hofmannsthal utilise la ficelle du vaudeville à la française, avec la précarité des communications téléphoniques, encore à leur début. Cela offre au dramaturge des quiproquos faciles et comiques à coup sûr. [...]
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