André Gide, consacrant une étude à Montaigne dont il se sent très proche, voit la pensée française partagée en deux tendances opposées, mais complémentaires, dont les représentants se répondent à travers notre littérature. C'est ainsi qu'il voit dans l'œuvre de Pascal une réponse aux Essais, en remarquant que les Pensées s'appuient en même temps qu'elles s'opposent au livre de Montaigne. S'il est peu contestable que Pascal ait souvent présente à l'esprit la pensée de Montaigne, et si un critique a pu dire : « Ces pensées sont des sœurs ennemies; mais elles sont des sœurs » (P. Moreau, Montaigne), il sera plus délicat de préciser dans quelle mesure Pascal s'appuie sur les Essais, dans quelle mesure il s'y oppose.
[...] Que deviendrez-vous donc, ô hommes qui cherchez quelle est votre véritable condition par votre raison naturelle? Vous ne pouvez fuir une de ces sectes, ni ne subsister dans aucune. Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous-même . Ecoutez Dieu. Ce que Pascal critique en Montaigne, ce n'est pas seulement le sot projet qu'il a de se peindre de trop parler de soi, de la confusion ou des divergences sur la coutume, ce sont les tendances morales de l'homme et c'est sa philosophie sceptique. [...]
[...] Il faut ajouter la pensée 328 : Raison des effets. Renversement continuel du pour au contre. Ce mouvement dialectique s'éclaire aussi par la pensée 385 : Chaque chose est ici vraie en partie, fausse en partie. La vérité essentielle n'est pas ainsi : elle est toute pure et toute vraie. Nous n'avons ni vrai ni bien qu'en partie, et mêlé de mal et de faux. Ainsi, la faiblesse de l'homme exposée par Montaigne est vraie; mais elle n'est qu'une partie de la vérité. [...]
[...] L'Entretien avec M. de Sacy est d'ailleurs assez explicite sur le rôle qu'il accorde à l'œuvre de Montaigne pour qu'il suffise de s'y reporter. II n'en est pas moins nécessaire d'éclairer, par l'étude plus attentive des textes, le jugement de Gide, c'est-à-dire de montrer successivement comment Pascal s'appuie contre les Essais et comment il s'y oppose. Il serait peu significatif de relever toutes les observations dont la justesse a frappé Pascal dans sa lecture des Essais. La lecture de Montaigne gagne trente ans à Pascal, trente ans d'études, d'observations : toute l'expérience de l'Antiquité et celle du XVIe siècle toute l'humanité concrète, en un mot, avec l'infinie diversité des individus, l'inépuisable diversité des événements, est mise à la portée d'un esprit curieux (Brunschvicg). [...]
[...] De même que Descartes dépasse le doute provisoire par le recours à la raison et à la méthode, Pascal atteint à la foi par le cœur et la révélation. Montaigne hésite; la foi de Pascal éclate dans le Mémorial du 23 novembre 1654 : Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix Et c'est pour communiquer aux autres cette certitude qu'il se servira de Montaigne contre Montaigne. Si l'on s'explique que Pascal puisse à la fois s'appuyer sur Montaigne et s'opposer à lui, on pourrait se demander si les griefs qu'il lui adresse sont entièrement fondés. [...]
[...] Et Gide a sans doute raison de considérer que dans ce dialogue les deux voix doivent être entendues. Nous sommes peut- être plus sensibles aux rencontres qui montrent l'accord possible entre ces deux familles d'esprit, mais chacun peut aussi, en relisant les Pensées et les Essais côte à côte faire un examen de conscience, se situer soi-même, mesurer, à la force de son enthousiasme ou de sa répulsion, la pente qui entraîne chacun de nous, et l'élan qui anime, au plus intime de l'être, un obscur Montaigne ou un modeste Pascal (P. Moreau). [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture