Définir le roman picaresque comme « roman de l'imperfection humaine » implique de le considérer comme roman de la représentation. C'est-à-dire, roman où le personnage principal –puisque personnage principal, il y a– ne signifie rien, mais est là pour signifier une attitude particulière et représenter ainsi le lecteur, dans sa course à travers le monde. Le roman philosophique ne fonctionne pas autrement. Genre moral, le roman picaresque serait-il ainsi un prédécesseur du roman philosophique, s'enracinant dans une tradition particulière, celle de l'Espagne du siècle d'or ? De même, les trois œuvres au programme découleraient-elles de cette perspective morale réclamant du livre une économie de la représentation ? En ce qui concerne nos trois œuvres, il semble en réalité que le personnage-narrateur soit en mesure d'y revêtir plusieurs niveaux de significations. Il est bien le représentant du lecteur qu'il accompagne dans les bas-fonds de sa propre société, mais, l'est-il encore lorsqu'il se montre ainsi que la société sous son plus mauvais jour, lâche, aliéné, à la limite de la schizophrénie, ou pire encore, mythomane ; voire lorsqu'il se prétend invisible ? Or, comment un personnage imparfait pourrait-il dresser avec pertinence un portrait de l'imperfection humaine ? Les caractéristiques énumérées tendraient ainsi à éloigner le roman de toute politique de la représentation. Pourtant, elles ne brisent pas nécessairement l'identification au lecteur et c'est là un paradoxe commun à la littérature picaresque et à nos œuvres. En effet, comme le clerc espagnol devant le picaro, le lecteur tisse des liens complexes d'identifications et de rejet avec chacun de nos trois personnages.
[...] Mais cette imperfection peut être interprétée par le lecteur comme un déni de pertinence. Nos trois narrateurs sont en effet affectés de pathologies diverses qui font d'eux des êtres hors-cadres, ou hors-normes. La première de ces pathologies est facilement repérable chez le narrateur célinien lequel est atteint d'accédie, maladie qui comme la définit Saint Augustin consiste à être dégoûté de tout ce qui est l'objet de regard du sujet. Oscar est également atteint d'accédie, qui regrette les temps d'avant les photomatons, ou d'avant les aspirateurs, mais hors qu'elle soit empreinte d'un certain symbolisme, cette accédie ne dépasse pas le cadre d'un sentiment de nostalgie universellement répandu. [...]
[...] On verra ainsi Bardamu s'émouvoir : le puritanisme anglo-saxon nous dessèche chaque mois davantage, il a déjà réduit à peu près à rien la gaudriole impromptue des arrière-boutiques. Sans exclure la possible portée ironique de Bardamu sur la systématisation de son discours, force est de reconnaître que Ferdinand se livre ici à un exercice critique gratuit, le même ayant démontré quelques lignes en amont la nocivité de la prostitution. Car le regard de nos personnages est bien un regard de derrière ou de dessous, mais en aucun cas un regard inversé, qui ferait passer le mal pour le bien et le bien pour le mal. [...]
[...] Il s'analysera ainsi comme ayant commencé à croire à la magie des paroles prononcées Le narrateur célinien entretient également une relation ambiguë avec les mots qu'il peut, comme nous l'avons vu, considérer redoutable mais aussi pour quantité négligeable lorsqu'il écrit : De la prison, on en sort vivant, pas de la guerre. Tout le reste, c'est des mots. Nous avons donc affaire à des narrateurs que leur caractère asocial situe à l'opposé du personnage picaresque sur l'échelle des rapports humains. [...]
[...] Ainsi, le discours sur l'imperfection humaine sature nos romans parce qu'il est total. Il concerne la société, l'individu et son mode de représentation. La présence de narrateurs imparfaits pourrait faire peser un doute sur la pertinence de ce discours, si l'on n'a pas compris que ce discours réclame un narrateur lui-même humainement imparfait, parce que l'imperfection humaine se situe en réalité dans l'imperfection de la représentation, c'est-à-dire de l'image que l'homme se donne de lui-même et de la vision de l'histoire qui en découle. [...]
[...] Plus nombreux sont ceux à recueillir dans la prose d'Oscar quelque sympathie. On peut citer le personnage de la grand-mère, le juif Sigismund Markus ou Herbert Truczinski. Mais une pathologie non moindre réside dans la schizophrénie d'Oscar, que lui-même rend dans son écriture en employant tantôt la première, tantôt la troisième personne pour se désigner. Cette pathologie en révèle une autre plus inquiétante encore pour le lecteur, il s'agit de la tendance mythomane d'Oscar, lequel s'accuse de meurtres qu'il a plus ou moins commis. Comment savoir ? [...]
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