Le thème de ce colloque « Les racines culturelles du texte maghrébin » peut, sans aucun doute susciter la tentation de vouloir confronter une œuvre littéraire à sa sphère culturelle d'origine en vue de relever les omissions, les écarts et les transformations que le texte opère sur le matériau historique, social, religieux, philosophique ou esthétique. Il s'agirait d'évaluer ainsi le degré de fidélité d'une œuvre à ce qui est supposé être son origine.
Quoiqu'elle soit légitime, cette démarche extérieure ne nous paraît pas à même de rendre compte du système éthico-esthétique que l'œuvre construit. Compte tenu des effets de distorsion et d'altération qu'une telle méthode peut entraîner, il serait plus judicieux, à notre sens, de lui préférer une approche immanente, attentive non pas aux modèles culturels constitués mais à ceux que l'œuvre édifie et aux racines dont elle se réclame, même si elles sont étrangères à sa sphère culturelle historique ; car ne sont vivantes que les racines qui nourrissent l'imaginaire de l'écrivain et suscitent en lui le désir de créer. L'œuvre de qualité serait celle qui réinvente, recrée, dans un mouvement d'enthousiasme et de tension extrême, ses propres racines culturelles. Tahar Ben Jelloun ne déclare-t-il pas au sujet de l'écrivain : « …ses racines, il les porte en lui » . Memmi ne célèbre t-il pas sa « terre intérieure » et Mohamed Aziza n'évoque-t-il pas avec admirations, ce potier qui « façonne le visage de ses ancêtres » .
Pour éclairer cette problématique des racines intérieures choisies, conquises, dirait Malraux, nous nous proposons de réfléchir sur l'œuvre de l'écrivain tunisien Mohamed Aziza, Chems Nadir. Ce choix ne s'explique pas seulement par le fait que cette œuvre n'a pas été suffisamment analysée par les critiques, mais aussi et surtout parce qu'elle présente l'avantage d'exhiber ses sources, de les offrir à l'admiration du lecteur et à l'expertise du critique. En effet, sous le feuillage dru de l'œuvre narrative et poétique, poussent de puissantes racines noueuses qui fécondent de l'humanité. Ces racines multiples que l'œuvre s'est donnée, sont longuement décrites et célébrés dans les essais esthétiques de l'auteur. Il serait sans doute intéressant d'examiner la manière dont ces racines viennent nourrir l'œuvre, comment le discours poétiques transpose, transforme le discours analytique des essais. La problématique des racines intérieures viendrait ainsi éclairer la poétique de Chems Nadir en nous dévoilant le mode de fonctionnement d'une intertextualité interne.
Il semble à première vue, que par le truchement du pseudonyme, le scripteur ait cherché à tracer comme une ligne de partage qui sépare nettement l'œuvre de réflexion de l'œuvre de fiction. La première est signée de son patronyme Mohamed Aziza, auteur de « plusieurs travaux universitaires sur les cultures arabes, africaines et méditerranéennes, et sur les processus de l'interculturalité », comme le précise la prière d'insérer des portiques de la mer. La seconde est signée d'un pseudonyme aussi rare qu'étrange dans l'onomastique arabe « Chems Nadir » : soleil des antipodes que l'on peut-être rapprocher de l'oxymore nervalien du « soleil noir ». Par le choix de ce pseudonyme, Mohamed Aziza semble vouloir signifier que c'est toujours un autre qui écrit, un « alter ego » libéré du corrélat objectif et se jetant à corps perdu dans l'aventure de la création.
Néanmoins, il convient de souligner que ce « moi » profond. –si l'on nous permet cette terminologie proustienne- n'a pas créé son œuvre « ex nihilo » mais qu'il en a puisé l'essentiel dans l'expérience et la culture d'un « moi social » qui présente ici la particularité d'être un intellectuel, auteur d'un certain nombre d'ouvrages traitant de l'art et de la culture. En effet, à partir des années soixante-dix -si l'on en croit les dates de publication- la production intellectuelle de Mohamed Aziza s'est déployée sous le signe de la dualité. D'une part, il a développé une riche et profonde réflexion sur la culture arabo-islamique, africaine et méditerranéenne dans des ouvrages comme :
- La Calligraphie arabe, STD, Tunis, 1973.
- Le Chant profond des arts de l'Afrique, STD, Tunis, 1972.
- Les Formes traditionnelles du spectacle, STD, Tunis, 1975.
- L'Image et l'Islam, Editions Albin Michel, Paris, 1978.
D'autre part, il a entrepris sous le pseudonyme de Chems Nadir la composition d'une œuvre littéraire dont les premiers titres ont été accueillis favorablement par la critique. La puissance de son souffle poétique, la profusion de son imaginaire ouvert aux grands mythes fondateurs, son sens de « l'image analogique » se sont pleinement exprimés dans deux recueils de poésie qui font entendre le même écho, le même appel des lointains. Ce sont :
- Silence de Sémaphores, MTE, Tunis, 1978.
- Le livre des célébrations, Publisud, Paris, 1983.
Mais Chems Nadir est aussi un brillant conteur. Dans ses « histoires » il réinvente, à partir de légendes populaires et de récits allégoriques, un merveilleux moderne où l'histoire n'est jamais absente.
Ce sont :
- L'Astrolabe de la mer, édition Stock, Paris, 1980.
- Les Portiques de la mer, éditions M.K. Littérature, Paris, 1990.
Cette manière de classer les différents textes, si elle est fondée sur le plan générique, ne nous paraît pas très heureuse au plan poétique, car elle méconnaît le processus créateur qui transforme la référence plastique en objet esthétique.
Les effets de résonance, d'écho, de répétition, suggèrent la présence d'un motif initial, d'un schéma organisateur à partir duquel tout découle, tout se déroule ; c'est à la recherche de cette source commune, de cette racine nourricière, que nous voudrions consacrer le présent travail. Chems Nadir ne nous y invite-t-il pas indirectement par la prééminence qu'il accorde au thème de la genèse et par la célébration de la « graine mère génitrice des veines d'or » et de la « graine Sama, placenta du monde » ? La poétique de Chems Nadir, bien que tournée vers le devenir historique des légendes et des mythes fondateurs, demeure attentive à l'origine dont les textes poétiques et narratifs apparaissent comme la trace transfigurée. Mais l'origine, ici, est le plus souvent une image ou un texte, une œuvre d'art qui suscite l'admiration et la célébration.
Les deux archithèmes qui nous paraissent aptes à rendre compte à la fois de la problématique des racines, du processus de création et de l'imaginaire de l'auteur, ce sont la fascination par les œuvres esthétiques du passé et la foi en valeur salvatrice de l'image.
[...] Albin Michel p ) Idem. ) L'astrolabe de la mer, ) La Calligraphie arabe, p.9. ) Le Chant profond des arts de l'Afrique, STD, Tunis, p.12. ) Ibid., p ) L'image et l'Islam, p Le Chant profond des arts de l'Afrique, p.18. L'Image et l'Islam, p Cette métaphore est en effet empruntée au poème Correspondances de Baudelaire. Ibid, p.58. Ibid, p Cf. [...]
[...] Par ailleurs, dans la pratique réelle, l'image n'a jamais été totalement abandonnée. Et Mohamed Aziza suit avec beaucoup d'intérêt cette lente conquête de la figuration dont le point de départ est la mosquée du Dôme du Rocher construire en 691, célèbre par sa coupole couverte de mosaïque représentant des motifs floraux. Le stade ultime de cette conquête est atteint avec les peintures murales de Khirbat al-Mafjar où sont représentés pour la première fois des animaux. Plus tard, l'Islam, en se diffusant dans des aires géographiques et culturelles qui possèdent une tradition plastique, verra se renforcer cette composante iconique comme l'illustrent si bien les peintures murales de Samara, le Traité sur les étoiles fixes composé par Abdel Rahman as Soufi et illustré par un maître inconnu, l'admirable manuscrit illustré de Kitâb al-Aghani d'Abou Faraj Al-Isphahâni toute œuvre qui relève de l'influence persane. [...]
[...] Sur la partie droite, Zendouri se livre à un admirable exercice de style, à partir de variations sur des motifs calligraphiques signifiants, qui répètent sa manière. Sur l'autre partie qui représente comme un fond uni et sévère, des signes ténus et non signifiants voguent dans un espace illimité, quasi sidéral. Beau tableau, admirable symbole : sur la partie droite s'affirme l'expérience du particulier, sur l'espace de gauche s'insinue, timide encore, la part de l'universel écrit avec finesse et perspicacité Mohamed Aziza. [...]
[...] BnF, Manuscrit (Arabe 5847 fol. 138) L'Image et l'Islam p.49 Ibid, p.56. Ibid, p.56-57 Un des 99 qualificatifs du créateur est, en effet, al-Moussawir (le façonneur de formes : Adam, le premier des hommes n'a-t-il pas été, pétri dans la glaise, sculpté dans la matière ? précise Mohamed Aziza dans l'Image et l'Islam, p Le livre des célébrations, p Ibid, p.19. Ibid. [...]
[...] Ce sont : - L'Astrolabe de la mer, édition Stock, Paris - Les Portiques de la mer, éditions M.K. Littérature, Paris Cette manière de classer les différents textes, si elle est fondée sur le plan générique, ne nous paraît pas très heureuse au plan poétique, car elle méconnaît le processus créateur qui transforme la référence plastique en objet esthétique. Les effets de résonance, d'écho, de répétition, suggèrent la présence d'un motif initial, d'un schéma organisateur à partir duquel tout découle, tout se déroule ; c'est à la recherche de cette source commune, de cette racine nourricière, que nous voudrions consacrer le présent travail. [...]
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