Dès les premières heures de la modernité, les hommes avides de percer les secrets de leurs destins ont cherché à décoder et à interpréter tout ce qui pouvait contenir un sens caché. Le grand mouvement d'enthousiasme pour la cabale, ou les recherches philologiques effectuées sur les textes sacrés en témoignent. Aussi Panurge, personnage emblématique de Rabelais, ne déroge pas à cette quête du sens et par lui aussi à la recherche du signe divinatoire, non pas pour éclairer l'humanité, mais pour savoir s'il doit se marier, et surtout s'il sera victime du cocuage. L'extrait étudié se situe à la fin du Chapitre XX du Tiers Livre, alors que Panurge termine sa consultation d'un sourd muet de naissance, Nazdecabre, consultation vivement conseillée par le sage Pantagruel. Le passage décrit un dialogue de sourds où alternent les signes visuels du muet et les divers jurons et menaces de Panurge, dont la virulence va crescendo, et ce jusqu'à l'intervention énigmatique certes, mais apaisante de Pantagruel, qui conclut comme à son habitude que Panurge sera « marié, coqu, battu, et desrobbé ». Cet épisode, situé dans l'œuvre avant la rencontre centrale avec Her Trippa, fait partie de ce groupe de consultation que Jean Céard assimile à la prescience, c'est-à-dire un mode de divination non scientifique, qui tient de l'occulte et se situe à la frontière du raisonnable
[...] Face à ces gestes parfaitement intelligibles, il surprenant de constater que Panurge et Pantagruel se livrent tout de même à une interprétation, qui nous semble à première vue complètement superflue et inappropriée. En effet, les personnages cherchent une signification alors que le sens des gestes est parfaitement limpide. Or Panurge et Pantagruel ont deux réactions très différentes. Panurge tout d'abord, alors qu'il avait foi en cette oracle du muet est plongé dans une grande perplexité. N'oublions pas que ce mot vient du latin perplexus : être enchevêtré dans des filets, puis être embrouillé. [...]
[...] De plus, les imprécations lancées par Panurge à un sourd ne manque pas d'amuser le lecteur, qui, comme frère Jan, comprend bien l'incongruité de la scène un dialogue de sourds. La scène devient alors une seconde farce patheline, un véritable jeu de langues. De même, quoi de plus comique que ce moine qui jure à tout va et prêche, cinq siècles à peine après la Pais de Dieu, de battre un muet (même s'il est l'incarnation du démon). Il ne faut cependant pas oublier les jeux de mots que fait Panurge, tant celui final qui lui sert d'échappatoire, que celui qu'il fait à propos de ses yeux presque pochés. [...]
[...] Mais Nazdecabre va encore plus loin dans les présages. En effet, alors qu'il donne de petits coups tout le long du corps de Panurge, de son nombril à son bonnet, en tentant au passage de lui crever les yeux, on peut reconnaître dans ce geste les méfaits de cette maladie vénérienne qu'est la vérole : elle pénètre dans l'organisme par le bas ventre, rend aveugle et atteint peu à peu le cerveau, ici figuré par le bonnet de Panurge. D'autres signes de Nazdecabre ont des connotations clairement grivoises et lubriques : mouvent continuellement le poulce susdict, et appuyant icelle main sus les doigtz petit et indice On peut ici facilement assimiler le doigt en mouvement au membre viril. [...]
[...] Nous sommes peut être là face au mode d'extériorisation de la pensé le plus naturel et primitif, mais peut on encore parler dans ce cas de communication ? Sans la présence de Pantagruel, cette scène aurait dégénérer en pugilat généralisé, or le bon géant va rapidement par ses dires, mettre fin aux faits. Ainsi, dans cet extrait, il nous faut remarquer que Pantagruel n'intervient qu'une seule fois, à la fin du passage : Si les signes vous faschent, ô quant vous fascheront les choses signifiées ! [...]
[...] Or, rien dans les signes de Nazdecabre ne nous indique ces renseignements, et la parole de Pantagruel, parfaitement dogmatique, ne se fonde sur rien. Que se passe-t-il ? Et bien le géant a lui parfaitement compris les tenants et les aboutissants de ce dialogue de sourds. Il a conscience de l'ingérence du démon dans cette séance divinatoire et s'oppose à lui en devenant une nouvelle figure christique. La parole de Pantagruel, comme celle de Dieu, est impénétrable, elle n'a pas non plus besoin de justification. [...]
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