C'est en 1937 que J. Supervielle publie dans la N.R.F, Prière à L'inconnu, c'est l'année même où la ville de Guernica est bombardé par les avions allemands, et que Picasso expose sa « Guernica » à l'exposition universelle de Paris ; justement c'est l'image d'un taureau massacré que l'on retrouve à la fin du poème tout comme dans la toile du peintre. C'est, par ailleurs, le seul poème daté du recueil, versets que Jean Gaudon qualifie de « poème de circonstance ». En effet, Prière à l'inconnu, occupe une place doublement importante au sein du recueil: d'abord cette allusion (bien qu'elle soit assez implicite) aux souffrances liées à la montée du feu en Europe, détache ce fragment de « la fable » en le situant historiquement et en l'encrant dans un référent réel. Ensuite, le titre même de « prière » met en scène l'homme qui s'adresse à Dieu et en ceci même le poème constitue une charnière entre la parole divine et la parole humaine. La fable de la « genèse » se transforme, à ce point précis du recueil, en un dialogue : Tristesse de Dieu qui suit, constituera la réponse de Dieu à cette complainte humaine formulée dans la Prière à l'Inconnu.
Nous essayerons dans un premier mouvement de mettre en lumière les procédés stylistiques qui inaugurent ce dialogue entre le divin et l'humain, et de voir également dans quelle mesure l'instance lyrique (le JE) se confond avec le poète de chair, enfin de cerner les hétérogénéités du singulier (je) et du pluriel (ils, nous, on) en tant que ces pronoms personnels se rapportent au nouvel acteur du dialogue (l'homme/les hommes).
Ensuite, nous tenterons de nous détourner de ce locuteur, pour nous pencher sur le statut du destinataire de la prière, Dieu/Créateur, en tant qu'il est perçu par l'homme/créature. Nous examinerons ici les périphrases qui décrivent Dieu, l'analogie entre le médecin en consultation et Dieu, les sentiments et attitudes humains que l'instance lyrique lui attribue.
[...] 14) se transforment à une sorte de complainte colorée de reproche, adressée à ce Dieu bravé. Mais quel est justement le statut de ce Dieu, indiqué par l'adjectif substantivé l'inconnu dès le titre du poème dans lequel s'insère notre fragment ? Il semblerait au lecteur que c'est un drôle de Dieu, ni le Dieu judéo-chrétien puisque la certitude quant à son existence est ébranlée, ni les Dieux de la culture gréco-latine puisque c'est un seul et unique Dieu que l'instance lyrique tutoie. [...]
[...] La complexité de la machine de guerre est décrite par contraste à une beauté naturelle et simple de la Terre, les bizarres distributeurs de sang, les nouveaux poisons, les batailles les généraux s'opposent à une métaphore bovine, assez insolite pour désigner la sérénité et la paix. On retrouve à la fin de notre fragment, un des substantifs qui désignaient les êtres non-humains auxquels s'adressait l'homme. (j'ai bien parlé aux arbres verset Le verset 41 reprend le substantif arbres l'énumération des beautés de la Terre suit avec ses fleuves et ses étangs De même que l'énumération du verset 12 ; avec ses fleurs, ses cailloux, ses jardins, et ses maisons ce sont des images dont la simplicité constitue un de caractéristiques de la poésie de Supervielle. [...]
[...] Et cette transition d'un sujet à un autre s'effectue par le déploiement de la finalité de l'instance lyrique au verset 20/21 : je voudrais, ( ) attirer ton attention ( ) sur les hommes Ensuite une sujet indéfini qu'est le on (versets 23/25). Les formes impératives qui formulent l'injonction finale à Dieu, sous forme d'une prière, laissent supposer un nous qui comprend l'homme-créature qui avait pris la parole au début de la Prière à l'Inconnu, mais en même temps le poète Supervielle, qui se place au rang des créatures-hommes de sa fable. [...]
[...] Le vers 31 atteste bien cette dimension : je ne suis qu'un homme parmi tant d'autres Alors que Dieu avait créé l'idée de l'homme au singulier, ici , c'est une voix qui se fait le porte-parole de tous les hommes qui lui adresse la prière. En effet, le JE mis en versets par le poète se rapporte, en un certain sens, à l'humanité entière: les cinq premiers versets montrent comment tout un chacun, dans sa condition d'homme, tente de trouver une autre voix que la sienne dans le cosmos qui l'entoure, c'est une sorte d'anthropomorphisme, voire d'animisme dont la partie raisonnable de son âme est conscient, ce qu'est en effet une aspiration fondamentale de l'âme humaine : les formules concessives de ces premiers versets du fragment nous le montrent bien : tout de même (v.1) ; bien que (v.2) ; quand je les savais (v.3) Cette contradiction voire cette tension entre la raison qui sait le sort des paroles humaines résonnant sans réponse dans le cosmos, et l'aspiration humaine de communiquer, de refléter ses sentiments, ses attitudes (qui relèvent uniquement de sa nature) aux êtres et aux choses qui l'entourent. [...]
[...] C'est une poésie qui peut exploiter l'image substantielle du moindre caillou et qui trouve la beauté poétique dans le prosaïsme même des choses triviales ou naturelles. La tension entre les deux facettes de la terre, celle qui fait souffrir les hommes et celle qui se donne dans l'immédiat de la Nature, c'est en effet l'axe principal de ce fragment. Enfin, nous pouvons dire que ce soupir intérieur facticement adressé à un Dieu singulier dont la présence serait un soulagement aux maux de la Terre, cette prière, cette complainte, c'est un éloge de la paix, exploitant sa négation comme la source de la souffrance humaine et la beauté de la Terre devient un argument poétique en faveur de la paix. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture