A l'époque où le libertin a dévié de son comportement premier de provocateur anticonformiste et athée vers celui plus dissimulé de la liberté de mœurs, Choderlos de Laclos écrit en 1782 son unique ouvrage, Les Liaisons Dangereuses, qui donne du libertinage une vision nouvelle inspirée par le personnage protéiforme de Lovelace dans le livre de Richardson, Clarisse Harlowe. La lettre 125 adressée par le vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil, décrit l'aboutissement du projet de séduction de la présidente, constituant ainsi ce qui devrait être le terme de l'intrigue principale.
Cependant, cet extrait caractérisé par la polyphonie du roman, offre une vision multiple de la scène par le biais d'un personnage tiraillé entre divers enjeux.
[...] Parvenu de manière douteuse à la conquérir physiquement, il arrive également à vaincre sa vertu raisonneuse. Le champ lexical de la conquête montre en effet cette progression à l'avantage du libertin qui doit tout d'abord combattre la résistance et les crises violentes qui lui font craindre d'avoir remporté une victoire inutile s'autorisant ensuite à prendre sa main, il tente un second succès et surmonte les désormais quelque résistance de la femme qui se donne et enfin se livre Grâce à l'argument de son bonheur la présidente que cette idée console et soulage est désormais plongée dans un état de soumission qui contraste avec sa précédente attitude. [...]
[...] Le portrait qu'il fait de sa victime est celui d'une femme impénétrable, distante et presque sans vie. Elle est atteinte d'une raideur immobile d'une figure invariable telle dans un état catatonique elle n'a pas l'air de penser, ni d'écouter, ni d'entendre Ses yeux sont fixes ses larmes ( ) coulent sans effort dans l'« apathie comme si elle était étrangère à son propre corps et le seul contact de Valmont provoque des crises décrites en gradation par le champ lexical de la peur qui la montre atteinte de : terreur suffocation convulsion sanglots et cris Libertin rompu aux pratiques amoureuses, Valmont connaît les larmes et le désespoir d'usage expression ironique qui désigne la honte véritable de la femme respectable souillée par le péché de la chair, mais également le deuil conventionnel de la vertu socialement établi à l'époque où la liberté de mœurs est considérée comme un vice. [...]
[...] Mais ce mépris premier de l'état de Prude et la mise en pratique de ses procédés habituels vont rapidement se révéler inefficaces. Dans un premier temps, la grande route des consolations qui désignent par double sens ironique aussi bien le discours de tendre compassion que la voie d'accès physique au plaisir, est ainsi simplement suivie par le séducteur persuadé d'un résultat positif. Face à une situation qu'il pense dominer, le roué, fait donc l'erreur de traiter sa victime telle une femme mondaine, dans une logique d'ordinaire selon laquelle les sensations et l'« action prennent le pas sur les remords. [...]
[...] Dès la lettre dix, celle-ci mettait en effet en doute son contrôle de la situation par son manquement à la règle d'or du libertin qui ne doit jamais tomber amoureux. Aussi, à celle qui se moque de lui en le traitant d' esclave et le juge : vous en êtes amoureux le vicomte propose le tableau d'une réussite dont il avait lui-même prévu et construit les moindres détails. Le portrait qu'il fait de Madame de Tourvel soumise à la terreur fait ainsi écho à celui qu'il dresse dans la lettre six : que ses fautes l'épouvantent sans pouvoir l'arrêter ; et qu'agitée de mille terreurs, elle ne puisse les oublier L'homme débordé dans cette même lettre par son orgueil de conquérant annonçait également sa volonté de devenir un dieu pour la présidente : j'oserai la ravir au dieu même qu'elle adore La citation des propos à connotation religieuse de la victime qui se consacre au bonheur de Valmont, lui dévouant son existence tel qu'il est d'usage de le faire par adoration d'une divinité , constitue donc ici la preuve d'une réussite dont le libertin veut souligner le caractère exceptionnel. [...]
[...] Commentaire composé d´un extrait de la lettre 125 des Liaisons Dangereuses Texte p. 400-402 Le livre de poche classique 2002 Je m'attendais bien qu'un si grand événement ne se passerait pas sans les larmes et le désespoir d'usage ; et si je remarquai d'abord un peu plus de confusion, et une sorte de recueillement, j'attribuai l'un et l'autre à l'état de prude : aussi, sans m'occuper de ces légères différences que je croyais purement locales, je suivais simplement la grande route des consolations ; bien persuadé que, comme il arrive d'ordinaire, les sensations aideraient le sentiment, et qu'une seule action ferait plus que tous les discours, que pourtant je ne négligeais pas. [...]
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